De l’abstraction dans les choses, Sophie Eloy et François Michaud, 2023

On ne pense pas assez aux cuisines, aurait probablement pu écrire Georges Perec dans Espèces d’espaces (1). Est-ce parce que la cuisine est le lieu de l’activité féminine par excellence ? Le lieu du domestique – donc négligeable ? Ce n’est suffisant, ni pour en faire un sujet, ni même pour l’effacer. Ainsi que l’a, en vérité, écrit Pérec dans le chapitre intitulé « l’appartement » : « Une cuisine, c’est une pièce dans laquelle il y a une cuisinière et une arrivée d’eau » (2). Ghislaine Vappereau s’est emparée de ce presque non-sujet autour de1980. Elle a fait siennes les dimensions symboliques du mot devenu l’objet de son travail : à la fois espace (celui du trivial, de l’ordinaire) et art de préparer les aliments, donc d’une forme d’alchimie… 

Ainsi, lorsque nous parlons de la cuisson des plats, celle-ci peut s’entendre aussi bien de leur confection, par la cuisson des ingrédients, que de la cuisson des plats eux-mêmes, des récipients. La métamorphose presque miraculeuse de la terre molle, boueuse, en céramique immaculée, par l’entremise du feu prométhéen, rappelle l’autre transmutation dont la « cuisine » est aussi la définition : la transformation des produits de la terre en mets que l’on déguste et dont on se plaît, au cours des repas, à détailler les propriétés comme les recettes. Au sein de la « cuisine » ou du « sentiment de cuisine » comme le dit Vappereau depuis qu’elle s’est approprié ce sujet, deux registres s’entremêlent en permanence, sans qu’on prête attention à leur différence autrement que par le contexte, qui fait pencher le signifié d’un côté ou de l’autre. Or, l’artiste s’ingénie à relier ces termes antinomiques par la pratique de la céramique, indissociable de sa manière d’investir nos cuisines pour en donner une traduction dans laquelle nul n’a sa place : un espace auquel l’accès est désormais interdit à ses occupants naturels, qu’ils soient – pour parler la langue de notre enfance – fin cuisinier ou ménagère. Ce ne sont plus des lieux ; personne n’y a sa place. Ils sont réduits à un espace presque bi-dimensionnel : le relief, à défaut de véritable volume, insinue le trouble sur la nature de ce que l’on voit et qui, malgré les éléments arrachés à la réalité, s’échappe du côté du simulacre. 

Une fois passée cette question du choix de la cuisine comme sujet ou point de départ, voire comme le siège d’une activité sacrée et secrète, donc en partie impure, il y a la forme, peut-être plus signifiante. Ghislaine Vappereau construit une relation particulière au réel par la composition et la couleur : de la peinture, pourrait-on alors imaginer. Il s’agit en fait de sculptures qu’elle pense d’abord dans l’espace à l’aide de petites esquisses de carton léger, pliées, incisées et emboîtées pour expérimenter leur équilibre. Sa sculpture s’approprie le vocabulaire de la tradition du cubisme : décomposition, diversité des points de vue et introduction d’éléments réels. Les objets, qu’elle récupère, sont mis en pièces et ramenés à une frontalité à laquelle habituellement ils échappent. Le jeu entre une composition maîtrisée et des détails spontanés, pleins d’une fantaisie formelle et colorée très musicale, l’inscrivent dans la lignée d’artistes qui, de Fernand Léger à Stuart Davis, ont une relation très libre bien qu’essentielle au cubisme. Cela, l’artiste ne l’oublie jamais en ce qu’elle analyse avec obstination la scène, la séquence du film mais aussi l’espace, le plateau, sur lequel la pièce de théâtre est performée. Elle décrit son travail aussi précisément que celui de la cinéaste Chantal Akerman lorsqu’elle évoque le film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles : « Dans le film, les allées et venues dans l’appartement, rythmées par le martèlement des souliers sur le sol, l’interrupteur qui allume ou éteint les pièces, nous confrontent à l’activité ménagère, répétitive, au plus près de sa durée réelle ». Le volume et l’espace sont décomposés en plans, puis recomposés en une sorte de paravent qui relate les pans d’un récit qui ne nous est pas accessible, en transforme l’espace, est lui-même transformable… Il est la chose et l’idée de cette chose, ainsi que sa représentation. C’est une forme conceptuelle qui conserve pourtant beaucoup de liberté dans sa manifestation.  

De même que Jean-Philippe Toussaint écrit « l’instant précis où Monet entre dans l’atelier » (3), l’étirant, le dévidant page après page en un flot détaillé et subtil, l’œuvre de Ghislaine Vappereau semble développer à l’envi un plan (cinématographique) défiant la représentation : une cuisine qui n’en est pas une, déployée comme un broc sur une table dans une peinture cubiste. L’artiste décrit chacune de ses pièces comme « raccourcie [et ramenée] à une décomposition de plans ; chaque sculpture évoque une machinerie théâtrale qui présente le décor du quotidien et ses coulisses. Par jeu de combinaisons de plis, et de charnières, elle se déplie et tangue au gré des panneaux colorés qui s’ajustent et s’équilibrent » (4). Le trouble du spectateur est comparable à celui qu’il ressent devant le film d’Akerman. Les premières minutes livrent l’image d’un éternel présent – ou de l’éternel retour d’une scène dont l’occupante des lieux tient le rôle principal. Pourtant, sa présence paraît d’emblée plus que discutable. Ce n’est pas à proprement parler en locataire qu’elle se comporte, mais plutôt en hôtesse, en maîtresse de cérémonie : une maîtresse de céans dont Vappereau, lorsqu’elle nous en parle, ne nous livre pas immédiatement la nature – tout comme Akerman elle-même n’en montre que les traits essentiels, retirant tout accessoire. Est-elle prostituée ? Pas de preuve irréfutable, seule l’inquiétante étrangeté d’une relation entre un homme et une femme un peu trop familière pour ne pas être intime – et cependant suffisamment distante pour effacer au même moment ce qu’elle nous paraît comporter d’évidence. Alors, tout autour du personnage que joue Delphine Seyrig, un univers à la fois bizarre et quotidien se déploie, ou se déplie. Tel est le geste choisi par l’artiste : comme on replie un décor au théâtre, ce que la sculptrice nous montre ne saurait être un espace habitable, euclidien. A peine sortons-nous du plan. 

La dimension tout à fait artificielle des pièces provoque chez le spectateur une expérience d’exacerbation de la réalité où, par le simulacre, l’artiste impose sans discours l’évidence d’un monde au féminin. C’est un espace enclavé entre des réalités distinctes qui le parcourent : l’univers domestique de la cuisine, dans lequel on se tient à l’écart, et l’intrusion – comme dans le film – de l’homme dans ce monde clos, tôt effacé. Or, si nous évacuons de ce lieu toute présence, en le rapprochant du mur – tel une peinture ou un relief, comme on l’a vu – nul ne peut plus se tenir dans ce monde à la troisième dimension écrasée comme sous l’effet d’une pesanteur colossale, de celle qu’on trouve sur des planètes géantes. La magie dont Ghislaine Vappereau nous enveloppe a changé notre univers orthonormé en une figure extra-terrestre : nous voilà projetés hors du monde commun, peut-être comme le voulait Marcel Duchamp rêvant de la quatrième dimension. N’oublions pas la définition qu’il emprunte aux mathématiciens : de même que la projection d’un objet tridimensionnel, opérée par la lumière, est une forme bidimensionnelle (une ombre), notre monde à trois dimensions est le résultat d’une projection inconcevable – celle d’un monde à quatre dimensions. Tel le Grand Verre, la cuisine de Ghislaine Vappereau est la représentation à jamais recommencée d’une fuite hors de tout espace fini. Nous sommes ailleurs – nous, c’est-à-dire les spectateurs de cette scène singulière, dans laquelle nous contemplons le détournement de tous nos moi antérieurs, notre finitude enfin vaincue, notre altérité dévoilée. Nous ne sommes plus dans la cuisine, jamais nous ne pourrons à nouveau y rentrer, mais nous n’écrirons pas le mot « fin » pour autant, trop heureux de contempler, complices, ce que nous pourrions jadis avoir été.

  1. Dans Espèces d’espaces, 1974, éditions Galilée, Georges Perec écrit, p.54 : « On ne pense pas assez aux escaliers ».
  2. Ibid., p. 41.
  3. Jean-Philippe Toussaint, L’Instant précis où Monet entre dans l’atelier, 2022, Les éditions de Minuit. 
  4. Correspondance de Ghislaine Vappereau avec Sophie Eloy et François Michaud, été 2023. 

Faire Maison : entretien avec Éric Degoutte, Les Tanneries, CAC Amilly, 2022/23

FAIRE MAISON

Au terme de l’exposition qui fut visible dans « La petite galerie » du 25 juin au 28 août 2022, l’artiste Ghislaine Vappereau et Éric Degoutte, directeur et commissaire, reviennent sur l’exposition, soulignant comment l’approche de l’artiste, à l’orée du lieu, en écho avec ses engagements artistiques, a su remarquablement construire, dans le cadre d’une expérience sensible, les conditions de visibilité suggérées qui marquent l’intégralité de son parcours et trouvent, là, des axes de prolongement prometteurs.

ED / Ghislaine, parle-nous du « lieu » dans lequel tu as fait exposition…

GV/ En tant que sculpteur, j’ai toujours apporté une attention à l’espace d’exposition et sa configuration, en prévoyant le déplacement du spectateur, les successions de points de vue sur les sculptures. Cette démarche déroule une méthode d’approche perceptive et maintient un état d’alerte intellectuel. Cette salle d’exposiion, » la petite galerie » que je connaissais bien pour l’avoir déjà visitée, m’a toujours embarrassée dans ses proportions, tant la relation à ses volumes est troublante. Ce trouble a réveillé le souvenir d’une sculpture de Bruce Nauman house divided située dans un parc qui entoure une université de Chicago.1 Les sculptures sont installées dans une vaste prairie plate et s’aperçoivent de loin avant qu’on ne puisse les approcher. Aussi celle de Bruce Nauman entretient déjà à distance une ambiguïté : on perçoit une silhouette de maison qui s’apparente à une construction rurale typique des fermes du Middle West : un volume simple, un parallélépipède et deux pans de toits inclinés moulés dans du béton. Pendant le temps de marche, le regard et le cerveau se seront préparés à la perception du volume intérieur, que les ouvertures laissent deviner. Et là, quand on franchit le seuil, c’est la stupeur. Un vertige s’empare de vous. Un mur en béton du sol au plafond divise la pièce en deux dans sa diagonale. Une moitié du volume nous est refusée, confisquée, provoquant un déséquilibre dans une expérience qui se joue de la relation représentation et perception visuelle /kinesthésique. On retrouve dans cette sculpture, les expériences menées dans la série des corridors. Bruce Nauman dans ces travaux développe des questions de distorsion entre perception et expérience qui mettent à l’épreuve sa propre physicalité.
Les propos tenus par Bruce Nauman en réponse à une question concernant les corridors décrivent cette réception, ce malaise. « La chose la plus importante est la tension, la manière dont on se confronte à une situation. Je voulais créer une situation qui nous mette face à un dilemme, qui nous fasse osciller entre deux manières de se confronter à l’espace et qui, en même temps, ne vous en laisse pas vraiment la possibilité.2 »

ED/ Très tôt dans nos échanges, tu as mis en avant cette perception sensible des volumes de la Petite Galerie, la déterminant comme cadre d’une expérience singulière que tu souhaitais investir et prolonger, ne prétendant pas « corriger » cette impression mais au contraire dialoguer avec elle, puiser dans l’idée d’un sol se dérobant, pour travailler à une forme de basculement qui structurerait ta proposition pour mieux prendre place dans ce « lieu ». Cette posture fait écho à ton questionnement artistique quant aux conditions de perception des corps (individuel et social), ce par quoi se construisent des visibilités, pour l’un comme pour l’autre, mais aussi, de l’un sur l’autre et réciproquement.

GV/ De ce fait, ma décision a été de révéler le trouble provoqué par les rapports de proportions, en scindant la galerie en deux espaces et d’amplifier ce malaise pour convoquer une tension, et entretenir un dilemme. La profondeur de la première partie de la salle, déjà peu large, a étélimitée par une grande construction formée de neuf panneaux recouverts de stratifiés colorés (environ 310 x 153 cm chacun) montés sur charnières et articulés comme un paravent. Le spectateur contraint par l’étroitesse de la galerie ne peut voir la construction d’un seul coup d’œil.
Si la référence faite à Bruce Nauman apparait à l’origine de ce projet, c’est parce qu’elle assume cette présence physique de l’œuvre, sa troublante « monumentalité « par rapport à l’espace de la galerie. Le titre Faire Maison au-delà du clin d’œil « fait maison » assume le caractère « fabrication » de la sculpture comme une machinerie de théâtre et renoue avec les références domestiques tout en insistant sur la fiction propre à la perception, constante négociation avec le réel pour faire image et faire sens.

ED/ Dans l’enjeu de basculement qui nous préoccupait, la question du trompe-l’œil – d’où l’idée de machinerie théâtrale – est venue s’articuler à la situation de vision contrainte que l’espace de la galerie imposait, et d’abord comme levier pour faire émerger des visibilités attendues. 
Les sculptures/plans se sont alors « dépliées » dans l’espace : là où elles étaient encore dans un rapport au déconstruit/reconstruit né de l’héritage d’un collage pensé dès son origine comme possibilité de donner « plus à voir », notamment en recomposant – et concentrant – les multiples facettes d’une table ou d’une chaise, ta décision fut d’envisager d’aller au-delà de leur dimension objectale et mobilière, en s’ouvrant dans un rapport « immobilier », renouant peut-être avec tes premières intentions, installations, dans le pari d’y laisser poindre une autre forme d’architecture propice à l’expérience. 
Ce faisant tu as trouvé là – il me semble – les conditions de « faire maison ». 
Je fais ici référence au titre, mais aussi à la possibilité pour toi de faire maison dans la « Grande Maison » de l’histoire de l’art – ta pratique est « meublée » de ses réalités – et par cela d’ouvrir le champ du pli de ce qui fonde – nous le précise Gilles Deleuze – nos « lois », nos « lieux » et tout « ce qui a lieu ».3
Habitée de l’expérience pensée de Bruce Nauman, le déploiement formel et artistique sert donc aussi à faire percevoir « en creux », dans la dérobade de ce qui semble être, une autre réalité ; et là se situe toute la pertinence du « basculement des mondes », qu’il opère par le raccourci – cette forme tronquée d’une représentation pour mieux (pré)tendre à la réalité d’une perception – dans le champ de la peinture ou par les usages du langage théâtral. 
Faire maison est en cela un prolongement pragmatique au sens « goffmanien » 4 du terme – ce que sont tous nos héritages finalement – et s’inscrit pour cela dans une pratique – la tienne – qui est une réelle prise en compte des formes de vie qui, dans l’écart même inhérent à leur possible, sont, seront ou seraient les nôtres au seuil des maisons possiblement communes (l’histoire, l’oeuvre, le visible).

GV/ Cette construction Faire Maison amplifie en effet à l’échelle de cette galerie une synthèse de convergences formelles qui se retrouvent ici magnifiées. La construction de cette sculpture développe des principes déjà en place dans mes précédents travaux. Elle porte en mémoire les « installations » de cuisine (1976-1983) qui se présentaient de façon plus scénographique. Composées d’équipements défectueux -réemployés-, ces « installations de cuisine » en prolongeaient le potentiel symbolique et poétique et en soulignaient l’inscription politique. Simples témoins de nos pratiques quotidiennes, de nos conventions secrètes, elles révèlent la complexité de l’histoire d’une société, d’un patrimoine culturel. La référence aux codes assignés à chaque posture individuelle dans un comportement social analysés par Irwin Goffman est ici déplacée vers l’environnement de notre habitus, étendue à une communauté d’expériences.
La théâtralisation outrée accentuait le caractère parodique de ces installations qui pointaient les habitudes sociales, en une analyse anthropologique5.
Faire Maison s’appuie aussi sur les expérimentations que j’ai menées autour des bas-reliefs (dés 1983) où un basculement perspectif raccourcit et réduit la profondeur à une frontalité en repérant par des signes formels l’espace domestique.
Ces éléments seront repris par pliage et découpages dans des livres à systèmes, pop-up (1998 – 2009-2011.) ou des sculptures en métal (2011-2020). Le pli est le principe le plus simple et le plus efficace pour développer une surface dans l’espace. Telles les sculptures/plans (2019-2020) qui développent un plan par jeu de combinaisons, de plis et de charnières. Ces expérimentations prolongent à une échelle humaine, les recherches menées sur des collages, maquettes et systèmes papiers (pop-up). 
L’œuvre faire Maison s’articule effectivement à l’échelle du lieu autour d’une poutre en béton et se déploie en un mouvement qui tangue s’équilibrant et se déséquilibrant au gré des plis laissant émerger des proéminences qui habitent trois tableaux. En effet, en conséquence des plis et par des systèmes ingénieux, des volumes se détachent du fond pour illustrer davantage la scène. L’oeil se laisse entrainer par l’invraisemblance de ces tableaux colorés. Le vocabulaire du théâtre est ici plus approprié. Ces tableaux évoquent des scènes domestiques, proches de l’imagerie naïve telles que l’évier-placard, la table éclairée sous une lampe, l’étagère négligée. 
Des nuages énigmatiques se substituent à des ombres. Et rien n’est plus délicieux que d’y glisser des références artistiques (Fernand Léger, Pablo Picasso, Giorgio Morandi, Marcel Duchamp, etc ..) comme un portrait de famille.Espace ouvert qui se serait développé au rythme des plis, comme une pensée se développe au gré de l’analyse.
On comprend dans cette énumération que cette construction sculpture/plan n°5 Faire Maison se situe dans une lignée de travaux qui interroge la relation entre la perception visuelle et la perception kinesthésique. Elle se joue d’un trouble qui repose sur des dualités : basculement constant des deux aux trois dimensions, moment arrêté à la fluidité du temps, passages de la reconnaissance à la dénégation, signe et matériau. 
Elle nous confronte à des réflexes de reconnaissance et d’identification, ancrés dans une mémoire personnelle et collective. 
Au retour, quand on se dirige vers la sortie, le dos de la construction se révèle composé de de contreplaqué, de charnières, de verrous attestant de l’artifice de la construction comme un décor de théâtre dont on découvre l’envers.

1 1983 / Nathan Manilow Sculpture Park, Governors State University, University Park, Chicago Southland, Illinois

2 Entretien entre Michele De Angelus et Bruce Nauman, réalisé chez l’artiste à Pecos, Nouveau Mexique entre le 27 et le 30 Mai 1980, in catalogue Bruce Nauman Edition Centre Georges Pompidou, Paris 1997 P.128

3 « Il s’agit toujours de plier, déplier, replier » (p. 189) in Le Pli. Leibniz et le baroque – Gilles Deleuze – Les Edition de Minuit, 1988.

4 Les cadres de l’expérience – Erwin Goffman – les Éditions de Minuit – 1991.

5 « Nous sommes induits en erreur lorsque nous pensons que les chaises nous offrent la possibilité de nous assoir, alors que ce sont les chaises qui nous dictent de nous assoir, plutôt que disons, de nous accroupir. C’est à tort que nous imaginons que la table résout le support de la boite, de la cruche, des bols et de la cuillère, alors que c’est seulement à cause de la table que nous avons placé ces objets à cette hauteur, plutôt qu’à hauteur du sol. Manipuler des cuillères, s’assoir sur des chaises et manger à une table, sont des compétences corporelles dont la maitrise demande plusieurs années d’exercice. Elles ne nous rendent pas les choses plus faciles. » Tim Ingold, Faire, Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, Editions Dehors, 2017 p. 142

Faire être, Laurent Pérez, 2020

L’art de Ghislaine Vappereau, dans toutes les formes qu’il adopte, est le produit des mouvements et des gestes d’un corps – le corps d’une femme – dans son environnement domestique ; un corps qui éprouve sa propre réalité dans les relations qu’il entretient avec cet environnement, et qui vérifie la réalité de cet environnement par l’usage qu’il fait des objets qui le composent ; un corps au travail, donc, qui transforme le monde qui l’entoure en même temps qu’il se laisse transformer par lui. Le sujet du corps habitant son espace traverse toute l’histoire de l’art moderne (en architecture, on pense évidemment au Modulor de Le Corbusier), et les Installations qui ont assuré la reconnaissance à Ghislaine Vappereau à la fin des années 1970 – et auquel on est tenté de revenir constamment en pensée lorsqu’on envisage son œuvre – reposaient à nouveaux frais les questions inaugurales de la modernité plastique depuis le cubisme : la distorsion des points de vue, les relations entre planéité et profondeur, l’ambiguïté des dimensions, la tension entre formes et objets. Ces cuisines mises en scène, réinventées de façon extrêmement réaliste, au moyen d’objets et de pièces de vaisselle chinées ou récupérées, inscrivaient à la fois le thème (l’objet ménager) et la pratique (le réemploi) qui nourrissent jusqu’à aujourd’hui son esthétique, au sens fort du terme d’un travail formel, reflet d’une vision du monde.

Dans les sculptures qu’elle produit actuellement, Ghislaine Vappereau est ainsi parvenue à résoudre – avec une économie de moyens qui fait signe à la fois en direction de l’art minimal et de l’efficacité du design scandinave – le problème d’un objet en trois dimensions qui soit réductible à une surface parfaitement plane. Le motif du sol carrelé met en évidence des lignes de fuite paradoxales, aussi désorientantes qu’un décor de film expressionniste allemand. L’usage récurrent, presque passionnel, du formica, et la palette réduite de couleurs pâles, mettent en évidence la singularité matérielle des objets – des chaises, élément désormais central de son vocabulaire – dont ils exhibent les vestiges. Ces sculptures prolongent les Bas-reliefs et les Sculptures frontales, où des éléments de cuisine en trois dimensions se voyaient projetés sur une surface plane, à la manière de Colères d’Arman qui auraient été lentes et calmes ; ainsi que les Sculptures des années 1990, où elle installait des éléments de chaises réduites à leur plus simple expression, à leur concept, sur des piédestaux en équilibre précaire, ou les confrontaient à des éléments puissamment verticaux, par exemple une paroi de bois couverte de cire ou un fagot de branches.

Dans la pratique de Ghislaine Vappereau, le faire – cette activité industrieuse qui s’empare du monde pour le transformer – est indissociable d’une interrogation sur l’identité des choses. L’expérience originelle – la découverte d’une casserole trouée – et le complexe qui l’accompagne – qu’est-ce qu’un objet fonctionnel qui ne répond plus à sa fonction ? – soulèvent des questions philosophiques essentielles. On pense bien sûr au paradoxe de Lichtenberg du « couteau sans lame auquel il manque le manche » – et à ses expressions contemporaines, à commencer par l’obsolescence accélérée des objets dans la société de consommation. Conduite par « l’estime qu’[elle] porte aux choses », la sculptrice dépasse ce paradoxe dans le mouvement de la création, en remettant en circulation des objets déchus : des chaises ou aussi, par exemple, des clémentines desséchées dont elle reproduit la forme à différentes échelles. Rien là d’un geste d’appropriation duchampien, qui verrait l’artiste attribuer une nouvelle identité « artistique » à un objet privé de sa fonction pratique ; mais plutôt une invitation à remettre constamment en cause le regard que nous portons sur les choses qui nous entourent. Devant certaines sculptures en métal, à la présence particulièrement imposante et aux lignes délicatement troublées, par exemple par un grillage, l’on se prend à rêver qu’on contemple la carcasse usagée, remise en état, d’une machine de Rube Goldberg, ces dispositifs aussi ingénieux qu’inutiles mobilisant une extrême sophistication pour effectuer les tâches les plus simples.

Les mille vies des objets dans l’espace et dans le temps, Ghislaine Vappereau les met en scène dans son Cortège des transfigurations et des déchéances, qu’elle actualise et rejoue à l’occasion de chaque exposition. Sur un long mur, dont elle exploite toute la hauteur, elle construit, mot à mot ou note à note comme une phrase verbale ou musicale, la succession plane de figures ou de tableaux qu’elle relance dans une nouvelle signification, sous un nouveau point de vue, dans de nouveaux rapports. Un signe y occupe généralement une place majeure : la forme déjetée, en bois, en tissu, en métal, en porcelaine ou en grès, de l’ombre projetée d’une chaise, dont le contour suggère une sorte de pantin suspendu. Sous le titre général Si peu reconnaissable, ce motif répété suscite une multitude d’associations et d’échos : les plans semblent se superposer, jusqu’à ce qu’on ne sache plus distinguer l’objet de son ombre. Mais, à son déploiement dans la longueur et en hauteur, il faut ajouter la dimension essentielle de la pesanteur.

Dès les Installations, le corps soupèse, soulève, accumule des objets qui exercent leur poids les uns sur les autres, la force de la gravité étant toujours sujette au risque de la rupture d’équilibre. Au milieu des années 2000, deux types d’installation, dont le concept, strictement observé, s’adapte toutefois avec fluidité aux lieux d’exposition, illustrent de façon spectaculaire l’exercice de la pesanteur dans la sphère domestique. Pour les unes, Ghislaine Vappereau construisait des piles d’assiettes qui envahissaient discrètement leur site comme une prolifération organique, recouvrant une chaise ou annexant l’angle d’une cheminée ; pour la série intitulée Un peu de temps à l’état pur, composée d’assiettes en porcelaine apparemment pleines, elle construisait des piles à la limite de la stabilité. Pour l’impressionnant Théâtre des pesanteurs, elle entassait des centaines d’assiettes dans d’immenses draps suspendus au plafond, mettant au défi la résistance du tissu qu’elles tendaient presque jusqu’au sol, en une démonstration aussi radicale qu’élégante, à la fois massive et pleine de tact.

Il n’est pas interdit de lire, sinon une affirmation féministe, du moins l’empreinte d’une expérience féminine, dans ces énormes piles d’assiettes, comme une vaisselle démesurée et interminable, qui symboliserait ce qu’on appelle aujourd’hui la « charge mentale ». Son caractère excessif n’est pourtant pas sans humour, tout comme, d’ailleurs, une œuvre contemporaine, reflet inversé du Théâtre des pesanteurs : Le Poêle de Descartes réunit quatre des pantins déjà évoqués, cette fois sous forme de tissus qui, au repos, rappellent nettement de vieilles serpillières, de vieux torchons déchirés, aux couleurs vives, abandonnés sur un clou ou suspendus à une corde à linge. Ces êtres déchus, une machinerie les anime, en une chorégraphie abstraite réminiscente des expériences formelles des avant-gardes, profondément émouvante dans sa capacité à inspirer un souffle de vie précaire à ces objets, au carrefour du still life et de la nature morte.

Interrogeant la notion de travail chez l’humain et les autres animaux, l’anthropologue Tim Ingold remet en cause l’importance attachée à l’intentionnalité de l’acte et à l’observance de traits culturels : l’activité d’un être vivant, conclut-il, ne saurait être définie que dans son effectuation, dans la relation réciproque de l’auteur d’un geste et de son environnement physique et social. L’art de Ghislaine Vappereau illustre cette thèse, en démontrant que notre liberté et que notre identité ne sont rien d’autre que notre capacité à entretenir des relations riches, à bricoler, à imaginer, avec ce que nous avons sous la main, à faire être des objets vivants.

Laurent Perez

Une négociation avec le réel, 2020

À l’origine de ma recherche, il y a certainement une interrogation sur la vision héritée de l’évolution humaine, et la dénomination qui accompagne une autorité sociale et politique. La perception interprète le réel. Le regard élabore la vision pour la rendre intelligible en signes. Le réel même dans sa réalité tangible n’est donc jamais si éloigné de son abstraction, ils se soutiennent l’un l’autre.

Cette recherche s’inscrit dans le champ de la sculpture. L’ensemble de la démarche repose sur ces dualités : basculement constant des deux aux trois dimensions, moment arrêté à la fluidité du temps, passages de la reconnaissance à la dénégation, du signe au matériau. Toute démarche s’inscrit à la rencontre d’une histoire personnelle en prise avec le mouvement de l’Histoire ou des histoires de classe, de genre, qui s’entrelacent les unes les autres. Tout dépend du point de vue, de la focale, et de la temporalité considérée.

Le réel considéré est celui de l’espace de la cuisine, espace banal communément partagé, qui s’est raccourci à des éléments de mobilier, tables, chaises, carrelage, éléments alimentaires, broc, assiettes, fruit, vaisselle. Le travail a été amorcé par des « installations » à caractère scénographique, de cuisine reconstituée avec des objets défectueux dont le réemploi prolongeait leur potentiel symbolique et poétique. Des études accompagnaient ces installations sous forme de livres typographiques, photographies, dessin et sérigraphies. 

Ces études ont certainement introduit un basculement perspectif de l’espace à une frontalité, sous forme de « bas-relief »  – raccourci spatial – comme l’œil voit à deux dimensions et le regard à trois dimensions. La profondeur, le relief est un supplément accordé par le cerveau. Ces « sculptures » réalisées sur plusieurs années à partir des formes de tables et de chaises déroulent ce processus de reconnaissance. 

Dans les « cortèges de transfiguration et de déchéances », les œuvres décomposent des étapes dans ce processus de négociation depuis l’informe vers la forme reconnaissable et vice versa. Ce sont autant d’interprétations dans des matériaux, des techniques et des échelles différentes (contreplaqué, cire, bois, textile, grillage, textile, céramique, aluminium). 

Actuellement, des sculptures planes, mais articulées, issues des recherches menées sur des systèmes papier, déploient une profondeur de l’espace autour de mobilier tables ou chaises qui authentifient la relation à l’espace réel de la cuisine.

L’ensemble de la démarche repose sur cette dualité : basculement constant des deux aux trois dimensions, moment arrêté à la fluidité du temps, de la reconnaissance à la dénégation, du signe au matériau.

Écran et transparence dans la matière : un entretien avec Ghislaine Vapperau, Élisabeth Piot, Espace 123, Montréal, 2019

Le travail de Ghislaine Vappereau ne se donne jamais comme une évidence. Chaque œuvre interroge la réalité de ce qui se tient devant soi, de ce que l’on tient pour connu, maîtrisé. C’est sur la cuisine comme espace idéologique, social et culturel que cette attitude de regard trouve à exercer son questionnement. L’artiste en interroge les formes, les marqueurs, les « comédies » , comme autant d’indices d’une réalité à remettre en cause, à réinventer pour mieux rendre visible ce qui se joue sous la forme d’une négociation avec le réel. Ainsi, dans sa pratique, la transparence questionne les conditions de cette négociation du regard entre ce qui lui fait écran, ce qui lui permet une traversée et sa faculté à accommoder les visées pour faire image, pour faire sens. 

Élisabeth Piot : Votre travail s’inscrit dans le champ de la sculpture. Travailler avec un matériau transparent complexifie la perception de l’œuvre et également le processus de l’artiste dans la mesure où il appelle une certaine indécision dans la pensée du projet jusqu’à la manipulation du matériau et sa confrontation à l’espace réel. Peut-être est-ce dans cette complexité, dans ces contraintes, que la transparence a pu représenter une sorte de catalyseur au sein de l’histoire de la sculpture. Qu’en pensez-vous ?

Ghislaine Vapperau : Il y a certainement un paradoxe à considérer la sculpture dans une relation à la transparence. La sculpture est plutôt appréhendée comme un obstacle, par sa présence dans l’espace comme par sa matérialité. La notion de transparence induit un filtre, un écran à traverser entre le visible et l’invisible et, dans la sculpture, un passage qui se joue de différents registres : le proche et le lointain, la masse ou le volume d’encombrement et le vide délimité par son contour. Le regard doit prendre une option d’accommodation, soit considérer la silhouette, soit la plénitude de la forme. Mais, la sculpture a depuis le 20e siècle pris en charge la présence du vide et sa transparence comme une énergie active dans la forme. Ce paradoxe du vide comme expression d’un plein ou d’un espace sera largement traitée dans les constructions cubistes dès 1912. Antoine Pevsner réalisera des sculptures en 1920 en plans découpés traitées avec des matériaux opaques ou translucides comme le plastique, le plexiglas, le celluloïd ou le cristal taillé. D’autres sculpteurs ont poursuivi dans cette direction, et Henry Moore en est un exemple, allant même jusqu’à rythmer de cordes (Stringed Figures) la transparence des volumes évidés de ses sculptures. Ces surfaces translucides délimitent un volume contenu mais laissent pénétrer la lumière et le regard, dans une lecture plus graphique. Cette relation entre vide et plein avec un geste graphique a été initiée par Alexander Calder dès la fin des années 1920 dans des sculptures en fil de fer dans lesquelles la finesse du modelé dessine par transparence des portraits. C’est aussi à cette période que la rencontre de Pablo Picasso et de Julio Gonzalez va introduire la soudure dans la sculpture. Cette pratique du collage de pièces métalliques va engager une liberté formelle qui déploie le dessin dans l’espace du vide. L’expérience de ces formes déchargées de leur masse définit un « hors masse » comme le cinéma définit un hors champ. Cette expérience délimite un espace mental au sein duquel peut s’élaborer une approche plus conceptuelle de la sculpture.

Le fait d’investir le vide comme un matériau à l’œuvre et d’interagir avec l’espace a « élargi le champ de la sculpture » et a certainement favorisé l’apparition de formes spatiales ouvertes comme celle de l’installation. Pour rester dans le registre de matières transparentes développées dans l’espace, on pourra se rappeler le travail du GRAV et aussi, dans une autre mesure, de celui de Dan Graham. Ces œuvres transparentes révèlent notre rapport à l’espace vécu seul ou en société et à ce qui lui fait écran.

Votre travail plastique dans le domaine de la sculpture repose sur la perception. Quel rôle occupe pour vous la transparence dans le processus de mise en œuvre de vos sculptures ?

G. V. : Cette négociation que nous entretenons avec la perception repose entre autres sur l’interprétation d’une surface bidimensionnelle en un espace tridimensionnel (voire même multidirectionnel si l’on considère les temporalités, la qualité de la lumière, etc.). À cela s’ajoutent une accommodation de la visée et une disponibilité à la part d’invisible dans le visible. Toute perception met en place une stratégie d’interprétation. Mes sculptures développent une interprétation par des procédures formelles comme des formes évidées ou négatives, par des matériaux translucides comme la cire, le polyester ou la porcelaine. Ou, a contrario, ces procédures matérialisent l’ombre par du grillage ou des formes projetées. Il ne s’agit pas de fausser la représentation, car, de fait, la re-présentation sera toujours faussée par un parti-pris interprétatif, et cette grammaire plastique déploie une complexité dans la négociation avec le réel.

Cette complexité, on la retrouve dans le travail de certains artistes contemporains qui travaillent le verre, matériau encore privilégié dans cette recherche de transparence. Sa mise en œuvre requiert une montée en température qui génère la forme. Pour exemple, les procédures qu’utilisent Arnaud Vasseux et Peter Briggs mettent en œuvre la ductilité du verre avec des intentions esthétiques et des visées plastiques différentes. Arnaud Vasseux recherche un possible point de rencontre entre le verre et la forme avec la série Creux (2013), ensemble d’empreintes en verre du creux de la main gauche de l’artiste et des personnes qui ont travaillé à la réalisation de cette œuvre. La transparence du verre entraîne le regard depuis l’apparente rugosité de l’empreinte jusqu’à son pendant, l’aspect liquide et lisse lié à son état visqueux lors de la cuisson. Chez Peter Briggs, le travail sur le verre témoigne d’une attention aux processus de transformation des matériaux et de leurs fonctions. Il laisse ramollir des vases qui ploient sous l’effet de la chaleur. Participant de l’installation Shelf Life (1999-), la transparence de ces pièces permet un jeu perceptif entre les contours et les formes liquéfiées de l’objet initial (le vase) mais aussi une possible lecture des pièces environnantes au travers de ces œuvres qui ne font pas écran aux autres mais renouvellent leurs perceptions. 

Une de vos œuvres transparentes faite de fin grillage intitulée Un peu de temps à l’état pur (2003) fonctionne comme un empilement. Vous disiez que cette œuvre avait été difficile à photographier. Avez-vous cherché à ce que cette sculpture refuse l’évidence d’être saisie pour ce qu’elle représente ? Ou est-ce comme pour Le verre d’absinthe (1914) de Picasso, où l’artiste cherche à donner à voir le vide tout en le structurant ? 

G. V. : Dans cette recherche de « matérialiser » le vide dans la sculpture et d’éviter la masse du modelage, qui trouvera son développement dans les constructions cubistes, Le verre d’absinthe est certainement une étape. Picasso rend compte paradoxalement du vide interne du verre et de sa transparence en modelant des ailettes qui développent depuis un axe central la contenance du verre. Déjà dans mon travail en 1997, j’avais utilisé pour réaliser des sculptures, du grillage associé à de l’aluminium, qui le maintenait. Le grillage est un matériau ingrat et peu valorisé.  Je cherchais au contraire à lui redonner une dynamique dans la forme et une élégance dans une attention portée au modelage. Certes, cette sculpture en grillage de 2003 de la série Un peu de temps à l’état pur refuse l’évidence de ce qu’elle manifeste. Des tambours réalisés en grillage se déforment sous l’effet du poids et recherchent leur équilibre. Imposante sans être massive, fragile, sans structure interne, cette sculpture vacille au gré de l’empilement avant de se stabiliser. La photographie devait exprimer ce point d’équilibre précaire, résoudre par des jeux d’éclairage cette dualité entre matérialité et transparence, entre pesanteur et apesanteur, et rendre compte à la fois de la silhouette du contour et de la masse évidée. 

Dans les sculptures en fil de fer de Calder, la transparence est une façon d’accueillir l’espace, de le dilater en quelque sorte. Les photographies d’atelier avec jeux d’ombres en témoignent. Dans certaines pièces de la série Si peu reconnaissable (1988-2016) et dans Cortège des transfigurations et des déchéances (2005-2010), vous rejouez l’ombre des formes qui composent votre grammaire plastique avec de fins grillages qui produisent une sorte de double faussé de l’objet, et induisent une erreur dans la représentation. Pourquoi ?

G. V. : Pour révéler cette part de la réalité dissimulée derrière un écran perceptif, j’ai mis en place une réponse formelle entre l’objet, souvent issu du mobilier, comme la table ou la chaise, et une forme qui se prolonge sur le plan du mur s’apparentant à « l’ombre » de cet objet, ce qui suggère une origine de la lumière. Cette « ombre » reprend la silhouette générale de l’objet mobilier, mais décalée en miroir ou en opposition. Le regard est mis en alerte par cette dualité. 

Dans le cadre du deuxième volet du colloque Transparence/Transparaître, vous exposez à Amiens des sculptures et bas-reliefs. Ces œuvres dont les objets soustraits au réel qui les compose, sont recouverts d’une épaisse couche de cire claire qui renforcent leur présence tout en les rendant étrangers à leurs fonctions. Outre l’incidence de la couche supplémentaire de cire, leur translucidité donne l’impression étrange de pouvoir pénétrer la matière nuageuse de l’œuvre. Quelle place occupe ces œuvres dans votre travail ? 

G. V. : Auparavant recouvertes de stratifié coloré, ces formes dans les bas-reliefs mettaient en place une distorsion pour ralentir la perception et extraire la charge culturelle de l’objet. Ensuite, ce dialogue entre un objet mobilier et son « ombre » s’est dégagé du plan du mur sous forme de construction/déconstruction pour se placer dans l’espace sur une base s’apparentant à un socle. Pour confirmer sa position sculpturale, la base monochrome rejette toute distraction chromatique et maintient un doute sur son origine, possiblement la projection d’une ombre. Dans le registre de la sculpture, la matière qui convenait était la cire, parce que la cire uniformise le support d’une couche qui absorbe ou révèle la lumière. Le dépôt de cire est chauffé puis fractionné pour lui donner une sorte de compacité et une profondeur dans la transparence de la surface. La couche de cire fonctionne comme un écran qui par sa translucidité, son rapport à la lumière, va complexifier la perception, mais agit aussi comme un filtre dans la mesure où l’ajout de cette matérialité supplémentaire à l’objet le déplace, rend sa présence moins évidente, plus abstraite. Quoiqu’il en soit, la perception est guidée par la propension à faire image et à faire sens. Dans ces élaborations entre forme négative, évidure et matière translucide, le réel soutient son abstraction et vice versa, entre visible et dicible, entre matière et transparence.

Ghislaine Vappereau vit et travaille à Paris. Sculpteure et maître de conférences émérite en arts plastiques à l’Université de Picardie Jules Vernes, sa recherche menée dans le champ de la sculpture repose sur la perception du réel et sa part d’interprétation. Elle expose son travail dans des musées, centres d’art. Ses œuvres sont représentées dans des collections publiques françaises (Musée nationale d’art moderne à Paris, Musées de Saint-Étienne d’Amiens, Bibliothèque nationale de France, Fonds national d’art contemporain, Fonds régional  d’art contemporain de Picardie) et dans de nombreuses médiathèques. En septembre 2020, une exposition personnelle est programmée à l’H du Siège à Valenciennes.

Élisabeth Piot est maître de conférences en arts plastiques à l’Université de Picardie  Jules Verne et membre du Centre de Recherches en Arts et Esthétique. Ses recherches en tant que sculpteure entretiennent un dialogue avec l’histoire de l’art et l’esthétique, et articulent des problématiques visant à décrire au plus près le fait sculptural et la perception de la sculpture. 

Les sculptures frontales, 2011-2018

Après un période de résidences et de collaborations, la série des sculptures frontales fait suite à un retour à l’atelier. La reprise de pièces délaissées a réinsufflé cette dynamique, cette restitution spatiale raccourcie sur le plan du mur et vient comme une injonction à aplatir et décomposer ces plans.

La série des sculptures frontales  renoue avec la série des bas-reliefs  (1983-90) mais se fait plus allusive. Empruntant la couleur au stratifié, la présence matérielle à des éléments de mobilier, ou à des pièces de bois ou des silhouettes en céramique, les sculptures frontales restituent sur le plan du mur une décomposition de l’espace, une échappée dans le processus de vision.

Mais, le bas-relief dans son accommodation entre un espace plan et une profondeur repose sur une supercherie. Il réclame une indulgence et convoque le regard pour compenser les élisions et distorsions de l’espace. L’espace proposé est autant suggéré que complété par le spectateur. Le regard se fait témoin et complice de son interprétation.

La question de la perception du réel reste la question essentielle de cette recherche. La faculté combinatoire du regard extrait du chaos d’informations visuelles, des repères (forme, couleur, masse, matière) qui seront interprétés avant de faire signe. Ce mouvement entre perception et intellection articule une dualité entre le réel et sa visibilité, entre reconnaissance et dénégation. Le passage du volume au plan et vice versa rend compte de la propension du regard à faire sens.

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Frisson poétique, Elisabeth Piot, 2010

FRISSON POÉTIQUE/ MAL DIT/ FRISSON ESTHÉTIQUE/ EN FAIT/ TRÉSSAILLEMENT POÏÉTIQUE/ À N’EN PLUS FINIR AVEC LE MOUVEMENT/DÉROUTÉ PAR LE VIDE/ ATTENDRE /ESPÈRER /SURPRENDRE ENFIN SES OBJETS SE JOUER DE NOUS/ À NOUS/ ET MOUVOIR/ DANSER/ RIVALISER L’ESPACE À BRAS LA MATIÈRE/ ANNEXER LA CHUTE/ ROMPRE LE STATIQUE/ TITILLER LE TEMPS EN SUSPENSION/ LATENCE ATTENTIVE/ LE FAIRE SORTIR DE SES GONGS/ FRISSONNER CE QUE RIEN N’ÉMEUT/ N’ÉMOUVANTE/ N’AUGMENTE/ FAIRE ALLETER PAR LA PESANTE/LÉGÈRETÉ/ DÉTOURER/ ÉMANCIPER/ LES FAIRE VIVRE D’UNE VIE QUI N’EST PAS LA NÔTRE JUSTE LA LEUR/ AUTONOMES/ESSEULÉS/ ENCORE VIVANTS QUAND LE DOS TOURNÉ/ ENCORE FRÉMISSANTS QUAND LA LUMIÈRE FERMÉE/ DISCERNER LA VRAIE RÉALITÉ DE TES OBJETS RÉANIMÉS

Un peu de temps à l’état pur, 2003-2016

Un peu de temps à l’état pur1

Cette série développe trois démarches :

Une démarche menée autour des installations : Tout d’abord l’empilement  de tambours réalisés en grillage, formes molles qui se stabilisent au gré des affaissements ; Ensuite des empilements d’assiettes qui s’érigent, progressent,  cherchent le point d’équilibre à la limite du déséquilibre. Assiette après assiette, les piles se dressent, se chevauchent dans un équilibre précaire, dialoguant avec l’espace et l’architecture dans lequel elles sont installées. Elles affrontent les lois de la physique, maintiennent le souffle d’un temps suspendu, déjouant la gravité.

Par ailleurs, des sculptures sont réalisées en porcelaine ou en grés. Reprenant le profil de l’assiette, elles interrogent le point d’identification qui nous fait basculer  entre reconnaissance et dénégation.

Des morceaux divers d’assiettes assemblés tentent de retrouver un effet de réel par des signes confortant la reconnaissance au delà du débris, comme la circularité de la forme, le double liseré qui vient ourler le bord et le creux interne  C’est une tentative dérisoire de restituer  au matériau déchu, une vraisemblance pour retrouver une possible dénomination.

 

1 Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçue parce qu’au moment où je la percevais, mon imagination, qui était mon seul organe pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation –bruit de la fourchette et du marteau, même titre de livre, etc. – à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination de la gouter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact du linge, etc., avait ajouté aux rêves de l’imagination ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence, et, grâce à ce subterfuge, avait permis à mon être d’obtenir, d’isoler, d’immobiliser – la durée d’un éclair- ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur.

Marcel Proust, à la recherche du temps perdu, le temps retrouvé tome 15, p. 14
Collection blanche, Gallimard, 1927

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Ghislaine Vappereau, Sabine Cazenave, 2012

« Après avoir travaillé de nombreuses années autour de ses « installations de cuisine », projection analytique de la troisième à la deuxième dimension, sur le plan du mur  d’éléments empruntés au vocabulaire nostalgique d’un quotidien échu : table, chaises, assiettes  … un vocabulaire faisant partie de l’inconscient collectif de chacun. L’artiste résume et concentre son propos à partir de 1989 au travers de l’objet unique de la chaise ; aplatie et frontale l’objet devient inattendu en perdant sa fonctionnalité, non sans référence à l’histoire de l’art et à la déconstruction de l’objet dans les mouvements cubistes par exemple.

Aujourd’hui, ses piles d’assiettes, comme arrachées du quotidien  et assemblées en piles instables, sont comme dans un équilibre d’avant la chute ; donnant le sentiment d’un temps suspendu. Avec ces installations la question du mouvement, même arrêté, semble maintenant être  devenue partie prenante de son travail. Le tissu suspendu et mis en mouvement ajoute la question du hasard, à celle de la fragilité et du temps qui passe. »

Sabine Cazenave, conservateur des musées d’Amiens 2012

Cortèges des transfigurations et des déchéances, 2005-2010

Percevoir, c’est négocier le réel, c’est une transmutation élaborée depuis les impacts lumineux. Le regard élabore la vision pour la rendre intelligible en signes. Des étapes dans ce processus de reconnaissance nous conduisent à reconnaître, à nommer, abstraire avant de retourner au flou de la matière. Ces sculptures déploient des passages vers l’identification. Éventuellement, ce processus peut enclencher un retour en arrière vers une forme déchue revenue à l’état de matériau.

Le réel même dans sa réalité tangible n’est donc jamais si éloigné de son abstraction, ils se soutiennent l’un l’autre. Un processus de concrétion et de dislocation fait émerger des silhouettes qui les apparentent à des chaises. Elles s’appuient sur la fantastique propension du regard à faire image et à faire sens.

Ces formes ont été démantibulées pour être transposées dans des matériaux souples, articulés. Dans ce processus d’élaboration, les métamorphoses apportées par le changement d’échelle, les décompositions de plans, les réalisations en matériaux et techniques différents multiplient les approches.

La céramique a rigidifié la souplesse des poses apportées par le mouvement de la danse pour les suspendre dans des postures étirées, désarticulées.

La pesanteur s’est alanguie donnant l’illusion d’un temps suspendu dans cette attraction vers le sol. La maille les a agrandies retournant aux masses colorées d’origine. Lestées, elles se déforment dans des postures appesanties.  Chaque transformation répercute l’étape précédente dans un cortège de transfiguration et de déchéance.

C’est peut-être dans les installations de sculptures, regroupées sous le titre des «  cortèges des transfigurations et des déchéances » que la part de réactivation dans une exposition est la  plus manifeste. Ces états de forme, rigide, transparente, molle, flasque font société mais se redistribuent des rôles qui s’improvisent à chaque installation.

Ces sculptures  réalisées sur 25 ans, à partir des formes de tables et de chaises retiennent des étapes dans ce processus de reconnaissance. Elles s’épaulent les unes les autres pour  dérouler ce parcours. La forme se concentre dans une silhouette. L’ombre atteste de la forme mais dans une masse si simplifiée qu’elle induit un doute. Aussi, l’ombre s’adjoint un double, mais le voilà  qui s’avachit en guenille.  Ce sont autant d’interprétations dans des matériaux différents, des techniques différentes (contreplaqué, cire, bois, textile, grillage, textile, céramique, aluminium ..) Cette origine mobilière commune et la succession des variations qui découlent les unes des autres leur assurent les conditions d’un regroupement mais en toute indépendance. La présentation renouvelle un dialogue  ou plutôt une conversation visuels. Il est indéniable que ces formes reprenant l’échelle humaine suggèrent une présence, amplifiée par la spécificité des matériaux et qui, comme le titre l’indique se joueraient d’une gamme de postures depuis celle de gloire jusqu’à la perte.

Depuis 2004, chaque exposition a été une opportunité pour vérifier les déclinaisons possibles de ces cortèges ; faire cohabiter des pièces sur 25 ans d’écart, introduire une distance entre une pièce en textile flasque et son double en céramique, un doute entre une forme en bois et son ombre en grillage. Chaque lieu d’exposition est l’occasion de remettre en scène ces sculptures spatialisées, alignées ou composées sur un mur. Ce sont autant de conditions pour improviser avec le lieu, un espace ouvert ou gradiné, la longueur des murs disponibles. Partition où l’espace et l’emplacement des notes est à redéfinir. Variations d’échelle, de texture sont autant dde réactivations induites par le lieu que révélées par le lieu. La mise en espace se laisse guider par le regard, le déplacement du corps chorégraphiant l’exposition.

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Platon au placard, Yannick Bezin, 2010

Aristote rapporte1 « qu’Héraclite, à des visiteurs étrangers qui, l’ayant trouvé, se chauffant au feu de sa cuisine, hésitaient à entrer, fit cette remarque : Entrez, il y aussi des dieux dans la cuisine ». L’hésitation de ses visiteurs n’était pas due à la peur de déranger leur hôte mais au dégout que leur inspirait cette pièce de la maison qu’est la cuisine, ce lieu où, par un savoir-faire quasi magique, les végétaux et les cadavres de bêtes sont transformés et apprêtés en mets dignes d’être consommés. Rien de bien philosophique à ce qu’il semble ne pouvait se passer dans une cuisine.

Telle n’est pas pourtant l’impression que donne la cuisine de Ghislaine Vappereau. Le philosophe se sent inconsciemment en terrain familier. En se demandant : « Qu’est-ce que c’est que cette cuisine? », il cherche alors à savoir ce qui lui est ici présenté? Dans quel espace pénètre-t-il? Que va-t-on lui proposer? Est-ce son corps ou son esprit qu’on sollicite? Rapidement, il se demande s’il n’y aurait pas un peu de Platon dans ces placards là?

Que voit-on en effet? Qu’est-ce qui est proposé à notre vue? 4 pièces sont exposées2. 3 sur 4 semblent non seulement élaborées à partir d’éléments de vieilles cuisines (pieds de tables, morceaux de chaise, carreaux) mais aussi conserver le souvenir de leur assemblage, avec toute la marge de déformation qu’un souvenir peut comporter par rapport à la réalité vécue. Prenons cette Sculpture de 1991. Les 4 pieds d’une table ancienne sont accolés au plus près, réservant un espace minimal pour un hypothétique plateau, qu’ils ont dû, peut-être un jour supporter. Comme si, privé de ce toit qui les assemblait et par instinct grégaire, ils s’étaient rapprochés les uns des autres au maximum. Ils semblent garder le souvenir de ce qu’ils furent, la trace de l’usage technique qui fut le leur mais réduit à la portion congrue : les marques faites par les chaises, les jambes sont visibles et on peut même encore voir l’encoche qui servait à insérer une rallonge. Sauf que ces 4 pieds n’offrent plus qu’à peine la surface d’un tabouret. Ce qui surprend dans cette pièce, au nom bien

classique et bien anonyme (Sculpture) est le piédestal sur lequel il est posé. Ce morceau de bois brut, cerclé de métal à sa base, semble bien plus qu’un simple accessoire d’exposition. Il semble prolonger le corps lui-même de la partie supérieur, comme son ombre. Quel ombre épaisse cependant! Massive, impénétrable par le regard et infidèle à ce dont elle semble être la projection.

Il est étonnant de constater que le geste de l’artiste, sa « cuisine », son « bricolage », disparaissent. Il n’y a rien d’expressif, de lyrique dans les œuvres présentées. Seules une impression de familiarité avec ces objets et une certaine nostalgie peuvent apparaître, et ce malgré l’étrangeté de leur forme. A l’exact opposé de l’espace d’exposition artistique, nous avons tous un rapport ancien, quotidien et instrumental à l’espace de la cuisine et aux objets qui s’y trouvent. Le Bas-relief de 1985 rappelle à certains la cuisine d’un mère, d’une grand-mère ou d’une tante avec sa porte de placard en formica jaune, le carrelage et la chaise vert pâle. Pourtant la déformation de l’espace qui s’y opère et le jeu de distanciation voulus par l’artiste empêchent toute illusion réaliste. Ce ne sont pas de vrais carreaux mais des carrés dessinés sur une toile. A la brillance froide et régulière des carreaux de céramique s’oppose la souplesse mate et sinueuse du tissu aux carrés irréguliers. L’alternance des carrés jaunes et des carrés blancs n’est pas régulière : deux rangées de carrés jaunes se suivent au niveau du pied antérieur gauche de la chaise. Cette chaise elle-même semble être vue à la fois de face pour le dossier, de dessus pour l’assise et de biais pour les pieds. Cette chaise cubiste semble être le lien spatial entre le carrelage vu en plongée et la porte de placard vue de face. Ces éléments familiers entre eux comme pour nous semblent s’être d’eux-mêmes condensés, ou aplatis, ou accolés ou écroulés. Leurs formes paradoxales au sens étymologique ouvrent donc l’écart entre la reconnaissance de leurs éléments et l’incompréhension immédiate de leur agencement dans l’espace. Cet écart conduit à s’interroger sur la constitution de la perception, et au-delà peut-être sur l’être même de ces objets. N’est-ce pas une phénoménologie de la perception et une ontologie qui se dessinent ainsi sur un coin de table?

Dans cet autre Bas-relief de 1989 nous reconnaissons une table, une table éclairée même. Mais comment en sommes-nous arrivés quasi instantanément à cette identification? Car une analyse rigoureuse des formes qui nous sont données à voir ne permet peut-être pas de conclure aussi vite. Est-ce à dire que ce n’est pas une table? Rien ne le dit dans le titre. Mais nous avons pourtant l’impression d’être face à une table. Nous voyons bien 4 pieds et les montants qui les relient 2 à 2. Cependant nous voyons le montant du fond comme si le plateau de la table était transparent. Il est figuré pourtant par un trapèze rectangle couleur mastic. Mais seules la forme et la couleur le délimitent car il semble ne pas avoir de

densité, comme s’il était transparent. Voilà un beau paradoxe visuel : comment quelque chose de transparent pourrait-il avoir malgré tout une forme et une couleur? Autre paradoxe visuel : comment l’ombre projetée de l’objet pourrait-elle être plus claire que la lumière de l’espace entourant l’objet? Liberté de l’artiste dira-t-on… Les gestes de Ghislaine Vappereau me semblent pourtant guidés par une nécessité supérieure. Enfin, dernier paradoxe visuel comment l’ombre d’une table peut-elle différer de la forme de la table elle-même? Illusion visuelle, trompe-l’œil, composition cubiste dirons certains. Là encore il semble que dans cette œuvre Ghislaine Vappereau nous montre notre perception en acte. Elle nous invite à réfléchir à ce que nous faisons quand nous percevons quelque chose (si tant est que percevoir c’est faire quelque chose) et que nous en concluons qu’une chose est ce qu’elle est. Si l’art consiste en un jeu de formes, de couleurs et de volumes, alors notre regard quotidiennement et inconsciemment travaille avec ces formes, ces couleurs et ses volumes. Notre perception identifie les objets de notre environnement : le pied de la table n’est pas une partie du carrelage sur lequel il repose malgré la continuité spatiale de ces deux éléments. De même l’ombre n’est pas l’objet lui-même, ni une des ses émanations comme chez Bacon, elle est une projection déformée de l’objet lui-même. Ainsi dans le phénomène de la perception c’est bien notre monde qui se constitue : un monde peuplé d’objets dont nous saisissons l’identité, la permanence stable et apaisante.

Il me semble que c’est sur ce pouvoir de la perception que Ghislaine Vappereau invite le spectateur à réfléchir par le jeu subtil, le léger décalage, le trouble insidieux qu’elle introduit dans la forme et la disposition spatiale même des éléments de notre quotidien le plus prosaïque. Elle ne nous montre pas une quelconque essence de la table, une épure de ce qu’elle est. En cela elle me semble à mille lieux du travail que Picasso produisit en 1945 autour
du taureau. En 11 états de gravure, on voit Picasso à la recherche de la forme la plus épurée du taureau, dépouillé progressivement de ses couleurs, de sa densité, pour être cerné finalement en quelques traits.
Ghislaine Vappereau ne travail pas en ce sens, malgré l’apparent dépouillement de ses œuvres. Elle nous montre ce que nous faisons quand nous voyons, quand nous percevons. Ce n’est pas l’être de la table mais son apparition, son paraître non seulement à notre vue mais aussi à notre conscience, qui nous est montré et qui nous fait dire : « c’est une table. » Elle est donc tout aussi éloignée de la démarche exclusivement intellectuelle de Joseph Kosuth dans sa célèbre One and Three Chairs (Etymological).

Ses œuvres plus récentes (Si peu reconnaissable, 2004 et Un peu de temps à l’état pur, 2005) semblent s’être engagées encore plus loin dans cette réflexion. Elle a travaillé ses dernière années autour d’un élément qui semble le souvenir de ses travaux plus anciens : la chaise. Elle en a tiré une sorte d’abstraction concrète, presque un pantin (qu’elle a d’ailleurs animé) à forme presque humaine. Déclinées en lin, en porcelaine, en contre-plaqué, en terre du Beauvaisis ou en grillage, la chaise devient une identité vide, une forme que peut venir remplir n’importe qu’elle matière. Aurions-nous alors à faire à un retour du refoulé (platonicien s’entend…)? Il n’en est rien car elles ne relèvent pas seulement d’une phénoménologie de la perception comme nous avions pu l’affirmer des œuvres plus anciennes mais peut-être aussi d’une ontologie de la présence sensible. Dissipons ce jargon philosophique par une étrange histoire. Dans la fameuse allégorie de la caverne du livre 7 de la République, Platon met en scène des prisonniers attachés depuis leur enfance, de sorte qu’ils prennent pour la réalité ce qui n’est que l’ombre projetée des objets (statuettes, ustensiles etc.) portés par des hommes qui passent au- dessus de l’entrée de la caverne3. Par expérience nous savons ce qu’est l’ombre d’un objet réel. Mais quel mode de présence, d’être au monde, quelle certitude perceptive aurions si nous n’avions connu que des ombres sans jamais en avoir vu leur source, autrement dit sans jamais savoir qu’elles n’étaient que des ombres? Tout comme un aveugle ne peut se représenter l’obscurité avant d’avoir recouvré la vue, percevoir et parler d’ombre suppose la perception et la conscience de la matérialité de l’objet desquels nous inférons la réalité elle-même.
Il me semble ainsi que ces chaises se veulent des épures pourtant bien

matérielles, épaisses, sensibles. Elle les met en scène les unes auprès des autres dans un impossible jeu de projection. Ces ombres dansantes qu’elle met en mouvement sont la meilleure impression que nous pouvons avoir de cette densité, de cette matérialité des ombres que perçoivent les prisonniers de la caverne. L’introduction du mouvement dans les œuvres récentes correspondrait alors au mouvement des ombres car la lumière qui les rend possible n’est pas stable, immobile. C’est celle d’un feu. Ainsi Ghislaine Vappereau nous offre dans ses formes, qui ne sont pas informes au point de ne pas pouvoir les identifier, une sorte de perception pure, avant toute identification verbale, avant toute assignation d’une identité stable et permanente : un regard vide encore de mots et de certitudes, vide de tout être sauf celui de l’apparaître.

La recherche de Ghislaine Vappereau m’a semblé ainsi pouvoir être éclairée, au moins partiellement, en référence aux concepts platoniciens, aux quels sans nous en rendre vraiment compte, nous adhérons quasi spontanément. Cette référence montre dans quelle mesure les œuvres que nous avons évoquées ici opèrent une subversion du regard et de la démarche, à peine consciente, qui nous fait dire ce qui est à partir de ce qu’on perçoit. Elles sont donc pleinement antiplatoniciennes car elles n’ouvrent à aucune transcendance ontologique, à aucune essence des objets et des êtres. Au contraire elles donnent de l’être à ce qui pour Platon n’en a pas : le paraître par nature changeant, fluctuant, évanescent. Finalement les artistes congédiés de la cité idéale platonicienne trouverons toujours bon accueil dans la cuisine d’Héraclite, lui qui affirmait que « les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour les âmes sourdes à leur langage. » 4

1 Traité sur les parties des animaux, I, 645a
2 Ghislaine Vappereau : Soissons, Lycée Léonard de Vinci, 12 mars-11 avril 2009. Mon analyse porte d’abord sur les 4 œuvres exposées à la galerie du lycée.
3 Je renvoie au texte lui-même pour les détails de cette mise en scène plutôt complexe : République, VIII, 514a-515c.
4 Héraclite, fragment B, CVII, in Les présocratiques, La Pléiade, p.170.

Un geste cartésien, Maryvonne Saison, 2010

Texte paru dans le catalogue La machinerie du réel, l’Arsenal, Musée de Soissons, 2010

« Et cependant que vois-je de cette fenêtre,
sinon des chapeaux et des manteaux,
qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints
qui ne se remuent que par ressorts ? »

René Descartes, Méditation seconde

Et si une réponse artistique à la question cartésienne consistait à réactiver l’interrogation, entre sérieux et ironie ? A la retourner aussi, à l’occasion : « si l’on montre des formes en formation, animées par des fils, que vois-je ? » Que penser de l’insistance de Ghislaine Vappereau à invoquer Descartes ?

En relisant avec l’artiste la deuxième partie du Discours de la méthode, imaginons le philosophe enfermé dans sa chambre pour éviter le froid, tout au loisir de s’entretenir de ses pensées, rapprochons « la philosophie du «poêle» et l’art de l’atelier », et opposons avec Baudelaire les « rêves profonds de l’atelier et les regards de la fantaisie noyés dans les horizons gris » des coloristes du Nord, au Midi naturaliste où l’homme « ne trouve rien de plus beau à inventer que ce qu’il voit ». Toute une atmosphère théorique s’esquisse déjà qui met sur la voie de la sympathie éprouvée par Ghislaine Vappereau pour un philosophe qui passe et repasse les choses en son esprit et met activement à l’épreuve ses certitudes et ses hypothèses. Si Pascal Dumont, tout en constatant l’absence d’une esthétique cartésienne, s’est demandé si « certaines œuvres ne gagneraient pas en intelligibilité à la lumière du cartésianisme », c’est parce qu’il a constaté que nombre d’artistes revendiquent l’héritage cartésien d’une « science-art » et font de leurs œuvres « l’aboutissement d’une production réglée et ordonnée ». Adoptons la position de Dumont pour « retrouver celui qui restitua à l’esprit humain son rôle fondateur dans la construction d’artifices, de machineries, de mises en scène, libérant ainsi les formes construites, issues de la faculté active de faire jouer gratuitement entre eux les éléments. »

Ghislaine Vappereau indiquait en 2006 qu’aux racines de son travail, elle plaçait « une difficulté à comprendre l’organisation du monde ». C’est à partir de là, expliquait-elle, que, face à la réalité et à son tissu d’évidences, elle oscillait entre reconnaissance et dénégation, en proie au doute. Un doute cartésien ? Ne pas se laisser aller aux excès liés à la passion qu’est l’admiration, l’utiliser en ce qu’elle « nous dispose à l’acquisition des sciences » recommande Descartes dans son traité des Passions de l’âme. Ne se laisser prendre par aucune évidence sensible, ne pas se laisser abuser par une pensée vive et expresse quelle que soit sa force et son pouvoir de conviction, résister à tout ce qui appelle l’adhésion spontanée, se défier de toutes les images en ce qu’elles relèvent d’une composition dans le cours des esprits : « supposons donc maintenant que nous sommes endormis » dit la Première méditation. Cette étrange idée de prendre au sérieux ce qui semble le plus fou, de s’immerger dans le rêve semble pourtant avoir permis de déréaliser ce qui semblait aller de soi et d’installer un doute radical.

Hyperbolique, le doute de l’artiste peut-il l’être à son tour lorsqu’elle convie à des expériences qui désorientent autant qu’elles font rêver ? Ce serait trop y croire, trop en attendre que de n’y voir qu’une méthode : le doute ici s’installe, c’est un état qui génère sa propre perpétuation, se teinte de plaisir et se généralise. Chez Ghislaine Vappereau, entre méthode et propension, le doute s’habille d’ironie, il est flottant, éprouvé par l’artiste, inscrit dans l’œuvre donnée à voir, ressenti par celui qui regarde… Mais enfin « que vois-je » est-on amené à se demander ? Qu’est-ce qu’une « installation de sculptures animées » si ce n’est ce qui interroge la sculpture, l’installation et la représentation théâtrale ? Dans un texte paru dans une revue de marionnettes, Ghislaine Vappereau s’ouvre sur ses intentions : « les sculptures marionnettistes (…) doutent d’elles-mêmes comme nous doutons de ce que nous voyons ». L’artiste s’inquiète et inquiète : les formes marionnettiques mues par des fils actionnés par des moteurs dont on perçoit le bruit, eux-mêmes pilotés depuis un logiciel informatique, dansent, et nos certitudes vacillent. Rien n’est caché, il ne s’agit pas de créer une quelconque illusion, mais de déjouer les illusions qui nous abusent ; faire apparaître le pouvoir du regard qui fait image et fait sens, comme le dit l’artiste depuis 2006, c’est aussi dénoncer sa faiblesse, comme le remarque Descartes dans la Méditation seconde, lorsque, sur le point de décider « que l’on connaît la cire par la vision des yeux et non par la seule inspection de l’esprit », il établit que sans l’esprit, l’on ne peut rien voir : « je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux ».

Il reste, laisse à penser l’artiste, que je vois toujours trop, et elle nous convie dans un geste paradoxal et provocateur, en pleine connaissance de cause, à voir au-delà de ce qu’elle donne à voir. Les lambeaux de tissus animés ne font pas image : leur mouvement défigure les formes avant qu’elles ne se figent ; tout est manifestement ordonnancé : les rythmes synchronisés, la splendeur des matières colorées, la diversité des tissus, soie, coton, lin, laine, qui retrouvent inexorablement leur état de chiffon avant leur renaissance dans la reprise programmée d’un nouveau cycle. Comment n’être pas chiffonné de céder à la tentation, de produire un théâtre, d’imaginer des rôles à partir d’un tel dispositif ?

On sait que tout commence lorsque l’on négocie le réel, pour reprendre l’expression de l’artiste, dans l’instant de la reconnaissance, lorsque l’on identifie ce que l’on voit, dans la croisée de la perception et de l’intellection. Sa recherche actuelle trouve ses racines en 1988, dans une série nommée « Si peu reconnaissable », lorsqu’un « processus de concrétion et de dislocation » fait émerger des silhouettes qui s’apparentent à des chaises. Le seul fait, en 2002-2003, de délier le temps retenu des sculptures lors d’un travail avec une chorégraphe – une confluence dans le respect des médiums spécifiques –  a transmué les chaises en pantins ! « Dans la solitude de l’atelier écrit Ghislaine Vappereau je reprenais alors des formes plutôt ironiques, s’inspirant de chaises aplaties (et à échelle humaine) et s’apparentant à des formes anthropomorphes ou zoomorphes. » Qui rit de qui dans cette affaire et quelle est la couleur du rire ?

Nous savons bien que c’est par une décision d’artiste, par le dispositif expérimental  mis en place de façon quasi « scientifique », qu’une dramaturgie devient possible, et jamais, dirait Descartes, la représentation ne coïncide avec la réalité de la chose même : « le réel, résume Dumont est le résultat ponctuel des actions mutuelles que les parties de la matière exercent les unes sur les autres, conformément aux lois naturelles du mouvement et du choc, sans qu’il soit possible de discerner dans cet état une quelconque profondeur ontologique. » Alors que l’artiste affirme qu’elle travaille avec des chaises concrètes pour produire ce qu’elle appelle leur abstraction et met en scène une machinerie qui montre le devenir humain ou animal de la chaise, chacun se laisse aller au plaisir de construire des fables. Nous laissons-nous pour autant persuader, comme le redoute Descartes dans Les Principes de la philosophie, que ce que nous voyons correspond à des propriétés des choses vues ?

L’installation marionnettique, au contraire, invite à un jeu fort conscient qui ne génère aucune croyance, suspendant le jugement et jouissant de cette suspension qui ouvre rêverie ou méditation, et « tant que nous nous contentons de croire qu’il y a je ne sais quoi dans les objets (…) qui cause en nous ces pensées confuses qu’on nomme sentiments, tant s’en faut que nous nous méprenions », reconnaît le philosophe. L’artiste invite-t-elle à la méditation autant qu’à la rêverie ? La complexité du dispositif instauré inciterait à le penser, et on l’imagine sans peine affirmer avec le philosophe des Principes : « il n’y a donc qu’une même matière en tout l’univers, et nous la connaissons par cela seul qu’elle est étendue ; pour ce que toutes les propriétés que nous apercevons distinctement en elle, se rapportent à ce qu’elle peut être divisée et mue selon ses parties, et qu’elle peut recevoir toutes les diverses dispositions que nous remarquons pouvoir arriver par le mouvement de ses parties. »

« Cette installation, écrit Ghislaine Vappereau, résulte d’une mise en scène du doute ». Plus encore, n’est-elle pas la reprise d’un geste cartésien, une façon non discursive de faire vaciller les certitudes jusqu’à rendre crédible la comparaison de l’être humain avec une horloge ou « autre automate » ?

M. Saison

Ce texte emprunte aux livres et articles suivants :

René Descartes, Méditations métaphysiques
René Descartes, Les passions de l’âme, articles 75-78
René Descartes, Les principes de la philosophie, Première partie, articles 70-71, Seconde partie, article23
René Descartes, Traité de l’homme
Pascal Dumont, Descartes et l’esthétique. L’art d’émerveiller. PUF, 1997. Sont citées notamment les pages 9, 10, 12, 16, 22, 52, 64
Galerie Duchamp, Le journal des expositions, n°14, novembre-décembre 2006. A l’occasion de son exposition Manieur de gravité, Ghislaine Vappereau répond à David Barbage
Ghislaine Vappereau, « Se retourner », publication de la Communauté d’Agglomération du Beauvaisis, catalogue accompagnant l’exposition « Se retourner » en 2006
Ghislaine Vappereau, « Sculpture et médiation marionnettique », in Manip, revue publiée par l’association Themaa (Association nationale des théâtres de marionnette et des arts associés)

Le poêle de Descartes, 2007-2009

Installation de sculptures animées

Percevoir, c’est négocier le réel, c’est une transmutation élaborée depuis les impacts lumineux. Le regard élabore la vision pour la rendre intelligible en signes. Des étapes dans ce processus de reconnaissance nous conduisent à reconnaître, à nommer, abstraire avant de retourner au flou de la matière. Dans ce projet, des sculptures déploient des passages vers l’identification. Éventuellement, ce processus peut enclencher un retour en arrière vers une forme déchue revenue à l’état de matériau.

Cette installation de sculptures animées met en scène un processus de concrétion, d’apparition et de dislocation qui fait émerger des silhouettes apparentées à des chaises.

Ces silhouettes apparues en1989, ont été obtenues par adjonction de morceaux déchirés d’adhésifs comme un modelage monté à la boulette. L’agrégation des morceaux déchiquetés donnait plus d’importance à la structure et au mouvement d’ensemble qu’au détail ou au lissage. À l’inverse de la représentation et quitte à prendre un aspect monstrueux, le projet était d’associer des éléments informes pour les tendre jusqu’à une vraisemblance qui engage le regard à les identifier à des formes repérables. La forme se concentre dans une silhouette. Une forme vient doubler cette silhouette comme une ombre – matière. Cette ombre atteste de la forme mais dans une masse si simplifiée qu’elle induit un doute.

L’expérience marionnettique

Ces formes ont resurgi à l’occasion d’une collaboration avec une chorégraphe en 2002. La temporalité de la danse lançait un autre défi à la sculpture et ces formes ont été démantibulées pour être transposées dans des matériaux souples, articulés. Dans ce processus d’élaboration, les métamorphoses apportées par le changement d’échelle, les décompositions de plans, les réalisations en matériaux et techniques différents multiplient les approches. Les acquis de cette expérience m’ont permis de prolonger cette recherche. Si la référence théâtrale  a souvent  été présente dans mes installations, ce dispositif marionnettique  a engagé de nouvelles présentations d’installations plus scéniques (par exemple frissonnant sous l’effet d’un ventilateur). L’intervention du mouvement a délié une temporalité qui apparaît aussi au travers de vidéo ou sous forme de flip book. L’articulation autour de mécanisme comme des charnières a décomposé ces formes en des parties autonomes (comme les abattis chez Rodin) plus aptes à être transposées en céramique, ou en linogravure. La céramique a rigidifié la souplesse des poses apportées par le mouvement du tissu  pour les suspendre dans des postures étirées, désarticulées.

La pesanteur s’est alanguie donnant l’illusion d’un temps suspendu dans cette attraction vers le sol. La maille les a agrandies retournant aux masses colorées d’origine. Lestées, elles se déforment dans des postures appesanties.  Chaque transformation répercute l’étape précédente dans un cortège de transfiguration et de déchéance.

Toutes, forme, silhouette, ombre, guenille, découpe évidée se confortent pour rendre sensibles la matérialité des objets et le relief des choses. Le regard s’affole, soubresaute d’une forme à l’autre, jusqu’à ce que l’observation fige le mouvement. La profondeur de l’espace se confirme par saccades

Dans la caravane d’ombres d’un théâtre ambulant, elles se distribuent des rôles, se donnent la réplique, s’arc-boutent dans une pose qu’elles ne tiennent qu’un instant. 

Le poêle de Descartes :

Ce titre intrigant rappelle les conditions dans lesquelles Descartes a mené ses méditations. Il passe l’hiver 1619 en Allemagne. Assis seul dans son poêle, dans cette tièdeur il laisse son esprit vagabonder, mener l’exercice du doute, interroge le perceptible, l’apparence de la cire capable de changer d’état et la relation entre perception et intellection.

Sous ce titre, deux formes marionnettiques accompagnées de leurs ombres s’apparentent à des chaises. Colorées, facétieuses, elles s’agitent au gré d’un déroulement d’apparition et de disparition cherchant elle-même leurs conditions d’existence. Cette installation résulte d’une mise en scène du doute du perceptible, de l’instabilité des apparences et développe une négociation avec le réel. Ces sculptures décomposent des étapes dans ce processus de négociation depuis l’informe vers une forme reconnaissable. Elles s’appuient sur la fantastique propension du regard  à faire image et à faire sens.

Le regard élabore la vision pour la rendre intelligible en signes. Le réel même dans sa réalité tangible n’est donc jamais si éloigné de son abstraction, ils se soutiennent l’un l’autre.

Ghislaine Vappereau

«  Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c’est que la cire, si je ne pensais qu’elle est capable de recevoir plus de variétés selon l’extension, que je n’en ai imaginé. Il faut donc que je tombe d’accord, que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce que c’est que cette cire et qu’il y a que mon entendement seul qui le conçoive. Je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut-être conçue que par l’entendement ou l’esprit ? Certes c’est la même cire que je vois, que je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit, n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit (…). »

René Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde, Flammarion, 1979, p.85-86

 « La recognition se définit par l’exercice concordant de toutes les facultés sur un objet supposé le même : c’est le même objet qui peut être vu, touché, rappelé, imaginé, conçu…ou comme dit Descartes du morceau de cire, « c’est le même que je vois, que je touche, que j’imagine, et enfin c’est le même que j’ai toujours cru que c’était au commencement ». Sans doute chaque faculté a ses données particulières, le sensible, le mémorable, l’imaginable, l’intelligible…, et son style particulier, ses actes particuliers investissant le donné. Mais un objet est reconnu quand une faculté le vise comme identique à celui d’une autre, ou plutôt  quand toutes les facultés ensemble rapportent leur donné et se rapportent elles-mêmes à une forme d’identité de l’objet. »

Gilles Deleuze Différence et répétition, PUF, 1968 p.174.

Voir l’installation

Si peu reconnaissable, Aimeric Audegond, 2007

La série des Si peu reconnaissable a été réalisée par Ghislaine Vappereau entre 2004 et 2006 lors d’une première résidence d’artiste à l’Ecole Nationale Supérieure de Limoges, suivie d’une seconde à l’Ecole d’Art du Beauvaisis et enfin au Centre d’art Passages à Troyes. Ces immersions plastiques, comme les expositions qui ont suivi ces événements, furent alors pour l’artiste l’occasion de revisiter et de transposer une partie de ses sujets au travers de la céramique et de la maille. En effet, depuis 1989, Ghislaine Vappereau, dans son incessante exploration du territoire de la sculpture, a expérimenté de manière récurrente les potentialités plastiques et sculpturales d’une même forme : la chaise. Issu d’une première recherche menée autour du thème des cuisines, l’objet, décliné sous plusieurs configurations formelles, est devenu, pour l’artiste, une façon d’éprouver le réel, de jouer d’un équilibre instable, entre abstraction ressentie et réalité à vérifier. Abandonnées quelques temps, ces chaises sont poétiquement réapparues dans son univers sculptural en 2002, à la suite d’une collaboration scénographique avec une chorégraphe. Ainsi, après avoir été déclinées sous plusieurs formes, distordues, rabattues par plans, puis sous différents matériaux que sont le bois, le plâtre et le lin, les chaises de la série Si peu reconnaissable, se trouvent à présent pourvues de nouveaux attributs, la céramique et le textile tricoté. Outre l’apport d’une nouvelle déclinaison de matières et de matériaux, les nouvelles techniques permettent surtout à Ghislaine Vappereau de mettre en exergue leurs qualités intrinsèques mais aussi de jouer de toutes formes d’oscillations. D’abords rétrospectives, en éprouvant les bouleversements occasionnés de par la sollicitation de formes anciennes et l’utilisation de la céramique et du textile, mais surtout en ce que les potentialités du matériau peuvent offrir à l’artiste. Travailler la céramique, par exemple, c’est jouer avec la souplesse de la matière, user de sa mollesse, risquer la fragilité pour enfin laisser au feu le soin de réaliser son ouvrage. Les sculptures oscillent donc entre la mollesse ressentie et la rigidité tangible, entre une résistance avérée et une fragilité palpable, ou encore entre forme et informe. L’œuvre de Ghislaine Vappereau s’enrichit de ces contraires. En travaillant essentiellement les potentialités abstraites et esthétiques de l’objet, l’artiste s’attache à ne conserver qu’une idée sommaire du sujet (la chaise). Aussi, Ghislaine Vappereau étire et étiole les formes jusqu’à les faire glisser dans un interstice, un entre-deux. Frontales, écrasées et aplaties, ce ne sont plus des chaises mais des masses à la fois identifiables et inattendues, reconnaissables et indistinctes. Désormais, elles s’apparentent d’avantages à des corps décharnés, des « peaux de chaises », dont l’absence d’ossatures rend les enveloppes méconnaissables. Puis, inscrivant irrémédiablement ces œuvres dans une corporéité latente, Ghislaine Vappereau désarticule les principaux organes de ces « peaux de chaises », les disloque pour ensuite les réarticuler à l’aide de liens. Comme pour envisager une mobilité du corps, ces « peaux » en latex ou céramique sont présentées soit en sommeil, étendues sur des plaques, soit accrochées tels des pantins, ou un linge. Elle laisse donc pendre ses sculptures dans le vide, ce qui revient, selon Maurice Fréchuret, « à répondre aux sollicitations de la gravitation sans pour autant céder totalement à elles ». Dès lors, face à ces architectures précaires, à cet équilibre improbable qui défie effrontément les lois de la gravitation, naît une tension entre la sculpture qui menace de chuter et la préciosité que l’on prête d’accoutumée à la céramique et à la porcelaine. Avec la série des Si peu reconnaissable, le temps et les mouvements semblent se suspendre. Plus que jamais, les chaises de Ghislaine Vappereau sont dépossédées de toutes fonctionnalités apparentes, arrachées du sol, disloquées, elles perdent tous les attributs qui les rendaient usuelles. Mais de cette utilité perdue, les chaises gagnent en autonomie ; arrachées de leur servitude, suspendues, les voilà qui entonnent le chant de l’émancipation. Chancelantes, elles s’apprêtent, à la fois, à s’animer et à danser mais aussi à tomber dans un fracas assourdissant, le visiteur se faisant quant à lui le témoin de ce moment de grâce pétrifiée.

Aimeric Audegond

Ghislaine Vappereau, Claire Nédellec, Art Press, 2004

Dans Art Press n°302 juin 2004
Cette exposition est la bienvenue dans la mesure où cela faisait plusieurs années que le travail de Ghislaine Vappereau n’avait pas été envisagé sur une longue période chronologique : des œuvres du début des années 1980 côtoient les pièces récentes, comme la vidéo Un peu de temps à l’état pur (2004), réalisée en collaboration avec Léo Delarue. Bienvenue aussi la programmation des expositions qu’Olivier Grasser défend dans une institution qui a su poursuivre la cohabitation entre arts visuels et spectacle vivant, comme en témoigne la rencontre entre Marceline Lartigue (chorégraphe) et l’artiste, favorisant la création du spectacle le Dixième de novembre 1619, présenté le soir du vernissage.
À la fin des années 1980, la sculpture de Vappereau faisait référence au bas-relief, à la couleur et à l’espace évoquant le réel et la domesticité (la cuisine). Mobilier, carrelages, Formica, morceaux de linoléum usagés ou récupérés servaient une réflexion très sensible sur l’état de latence d’un objet qui perd peu à peu son nom et sa fonction. Petit à petit, ces manipulations, prétextes à des expérimentations affinées et singulières du plan, de l’ombre et de la couleur se sont détachées de ces matériaux très « proustiens », capteurs d’une mémoire oubliée. Plus récemment les bas-reliefs semblent avoir retrouvé le sol rendant possible une nouvelle relation de présence du spectateur parce qu’il s’agit tout simplement d’œuvres en volume, dans l’espace, et même parfois sur socle ou table suspendue. Mine de rien (titre d’une série antérieure), Ghislaine Vappereau semble donc se méfier des catégories trop simplistes : elle n’hésite d’ailleurs pas à utiliser les matériaux les plus « connotés », voire les moins « fréquentables » dans la création contemporaine, comme le tissu, le bois, la céramique et la porcelaine. Il en résulte, dans ce grand espace de la maison de la culture d’Amiens, une impression d’immense puzzle dont chaque pièce est à la disposition du spectateur afin qu’il reconstitue un parcours possible.
Pour celui qui a envie de regarder posément, la visibilité du travail en souffre parfois, dans ce dédale formé d’un très grand nombre de pièces dont certaines mériteraient plus de simplicité (par exemple la très belle Mine de rien de 1998, abri dérisoire et poignant en tôle ondulée, cire et polyester, littéralement « avalé » par le dispositif global de présentation) L’exposition de Ghislaine Vappereau à Amiens, paradoxalement, nous donne envie de voir plus et mieux. Face à ses productions les plus récentes, dont la pluralité ne cesse de retraverser des formes « qui cherchent le point ultime d’identification dans la mémoire ou qui convoquent des gestes de sculptures dissimulées dans le désordre de l’installation (1) », il semblerait bien que l’on ait parfois besoin de retrouver cette poétique silencieuse qui habitait les pièces antérieures.

Claire Nédellec

Maison de la culture d’Amiens, du 20 mars au 20 juin 2004.

Mine de rien, 1998

Ce titre mine de rien témoigne d’une attitude qu’on aimerait laisser en suspens. Il vient juste comme une indication qui évoque une légère impertinence. Écrire oblige à préciser ce qu’on aimerait sous-entendre dans une complicité partagée, par une mimique, un haussement d’épaule ou une moue amusée. Si ce titre renvoie à une attitude, il évoque aussi des formes, mais des formes indéfinissables  laissées dans un état d’indétermination – sans queue ni tête – et elles ne le sont pas tout à fait et justement, pas vraiment. Cette expression mine de rien me permet de pointer cet écart entre une forme et un réel. L’exposition présente des œuvres où, à la présence d’un objet ou d’un extrait d’objet issu du réel, se superpose un signe abstrait qui instaure une situation duelle voire conflictuelle. Cet écart,  créé par le conflit, provoque un « effet de réalité ». Le signe abstrait s’additionne avec un léger décalage à l’expérience des sens. Un dialogue s’installe entre l’objet réel et une forme : le regard est suspendu entre une reconnaissance et une dénégation.

Dans les sculptures, cette forme prolonge, répond, distord ce dialogue avec l’objet réel jusqu’à provoquer une situation incongrue. Une suite d’habits noués s’érige en colonne. Au dos d’une forme en aluminium brossé, des « colombins » de grillage modelés se dressent : ils s’appuient, s’arc-boutent pour s’enrouler et se dérouler. Le grillage, matériau habituellement ingrat a gardé sa souplesse, sa frilosité pour contourner une masse. La tresse, par la superposition des couches de grillage, rythme la lumière en révélant une densité de vide accumulé. Le grillage, la cire sont des matériaux qui délimitent et gardent la transparence, sur lesquels le regard s’appuie t qu’il traverse. Ils s’annoncent et dénoncent la forme.

Dans les bas reliefs, la résurgence d’une référence tridimensionnelle propre au réel traite de la profondeur, de la masse, du volume, de l’ombre. Ces projections planes structurantes de l’espace tentent de restituer à la vision une connaissance perceptive de la profondeur. Des bas-reliefs formés de morceaux épars résonnent dans le brouillage de la mémoire comme une ultime rémanence.

Les céramiques érigent une forme chancelante qui se ploie pour dresser un… une … un appendice – queue, nez, bec, trompe, sexe – qu’importe, tout cela et rien de cela. Une forme qui désavoue la fragilité de la matière et tente une percée (une sortie) dans l’espace comme ces antennes qui explorent les environs par tâtonnement. Frondeuses, les céramiques  défient la verticalité, la chute des corps, la gravité. Les colombins dressés à contre-sens des lois de la construction s’épaulent, se soutiennent dans un maintien vacillant rassemblés pour se prolonger comme une ultime justification, par cet appendice soutenu, amené dans un enroulement : ce détail qu’on voit comme un nez au milieu du visage, qui retient toute l’attention. Les céramiques conspirent avec et contre moi, par leur maladresse et dans leur arrogance.

Si cette exposition mine de rien prolonge un regard sur le réel, elle renouvelle dans mon travail, les objets, les références issues du réel. Posant de façon plus manifeste une réponse formelle, aux interrogations du regard. Ces formes se posent, se placent dans l’espace, dans le champ du regard comme des formes que l’on appréhende physiquement. Elles se jouent  de ce regard et se déjouent de l’identification. Elles créent une vacance qui laisse la pensée en suspens et vous maintient en état de qui-vive, d’alerte.

Cette exposition restitue une trame qui parcourt le travail : interroger le dérisoire, son statut dans l’ordonnance du monde. Quel regard, quelle compréhension lui prête-t-on ? déchéances anodines qui ont glissé doucement vers quelque chose qui n’a plus de nom, plus de forme identifiable, qui porte, sous-tend le réel sans le représenter. Elles sont plutôt retenues pour leur insignifiance ; si peu reconnaissables et déjà matériau.

Pas de drame, pas d’affect, mais une question qui reste maintenue : comment penser ces formes que le regard a retenues dans la confusion des choses ? Comment les penser maintenant qu’elles ont existé sous le regard ? Les restituer dans cette confrontation depuis une vision à une corporéité ; les rendre présentes au-delà de leur indécision dans un être-là, qui renvoie à une altérité réciproque.

La sophistication de la pensée ne pourra jamais résoudre un fondement irrationnel. Cette résignation à la vacuité du sens est une réponse dans cette présence sculpturale.

Témoigner de l’estime que l’on porte aux choses, à être-là au-delà de la fonctionnalité, du reconnaissable, de l’identifiable et simplement restituer cette présence en magnifiant ce vis-à-vis ; ce regard que l’on porte l’un sur l’autre.

Ghislaine Vappereau, février 1998

Voir les œuvres

Si peu reconnaissable, Maison de la Culture d’Amiens, Olivier Grasser, 2004

Depuis toujours, le réel constitue une source de questionnements artistiques. Théâtre des apparences et de leur prétendue vérité, les artistes l’ont constamment sondé et analysé, démonté puis reconstruit, projeté et fantasmé. Mais qu’il l’aborde avec déférence ou qu’il le conteste avec âpreté, ce que l’homme circonscrit dans ses mises en cause du réel, c’est l’étendue de son doute face à la tentation des certitudes. Pour Ghislaine Vappereau, le réel est à la fois un environnement à la fois familier et étrange. En constante reformulation, il nourrit une démarche de sculpture fondée autant sur l’interrogation des apparences que sur la compréhension des dynamiques invisibles. Ce réel de référence est inscrit dans les objets quotidiens, dans leur présence mystérieuse, dans leur matérialité. Car finalement, il s’apparente peut-être davantage à un espace mental que physique, vaste et diffus, propice à toutes les interprétations, dont seule la forme arrêtée et précise des objets permet peut-être de saisir un soupçon. Plus qu’aux signes d’une magnificence glorieuse, Ghislaine Vappereau est attachée à la pauvreté et à l’humilité des déchets et des rebuts. Car sans grandiloquence ni artifice, ils portent humblement les traces inexorables du temps. Et sous le mutisme qui engloutit les vestiges de leur fonction évanouie, dorment en germe des fictions aléatoires que l’artiste peut inventer, activer, faire surgir.

Ainsi pour Ghislaine vappereau, les objets les plus simples sont à la fois prétexte, matériau et sujet d’une sculpture qui explore la complexité, la fugacité et la capacité de la réalité à déjouer les certitudes. Ses œuvres explorent les possibles du contour et du volume, de l’enveloppe et de la profondeur. Conjuguant gestes et matériaux, elle invite le regard à visiter et à éventuellement reconnaître ce contexte « si peu reconnaissable » du réel : leur surface et leur masse ambigües dans l’espace induisent des expériences singulières de perception. Pour elle, transfigurés et défigurés, les objets composent un espace physique et mental à la fois décryptable et décalé qui questionne l’essence du monde.

Tout le travail de ghislaine Vappereau interroge la manière dont le sens et la conscience, dans des temps propres mais conjugués l’un à l’autre, perçoivent et analysent l’environnement proche du quotidien.

Dans les années 80, l’univers domestique de la cuisine lui inspire ses premières installations. Dans des caissons autonomes et mobile, elle reproduit à m’échelle réelle, avec d’authentiques ustensiles et des éléments usagés de mobilier, le décor de vieilles cuisines encombrées d’amoncellements de vaisselles patiemment recréés. Les cuisines se donnent à voir « naturellement » insérées dans l’architecture de l’espace d’exposition ou au travers d’une lucarne qui canalise le regard. D’un espace privé où la distance de la scène sociale autorise un désordre spontané, Ghislaine Vappereau fait une œuvre théâtrale d’une parfaite mais troublante illusion. Aux Cuisines ambigües succèdent des bas-reliefs et des sculptures de tables et de chaises amalgamés en plans successifs, rabattus les uns sur les autres. Bousculant les règles de la perspective, ces œuvres condensent l’espace, creusent le mur auquel elles sont adossées, reconstruisent avec ironie une banalité ordinairement négligée. Plus tard, une mandarine oubliée tout un hiver dans un recoin puis redécouverte, desséchée et rabougrie, ajoute à la question de la durée de la perception celle de l’inscription des effets du temps dans les objets. La série des mine de rien est une variation sur la forme indéfinissable du fruit racorni, sur les tensions et les torsions que le desséchement fait subir aux chairs, traduites en colombins de terre nerveusement modelés. Le recroquevillement du fruit sur lui-même induit le défilement du temps, le présent éphémère, l’angoisse de la mort, la vitalité de l’être et sa capacité à résister. Dans si peu reconnaissable,  l’ensemble récent qui donne son titre à l’exposition, Ghislaine Vappereau reprend la forme de la chaise. Elle se décline ici en plans simples, découpés dans le bois, le tissu ou le grillage. En positif ou en négatif, suspendues et mobiles dans l’espace, les formes se composent et se défont, apparaissent ou disparaissent, selon qu’elles se présentent frontalement ou de profil. Leurs contours et leurs ombres se démentent mutuellement, les silhouettes de chaises évoquent des silhouettes humaines, des pantins dégingandés prêts à s’animer en mouvements saccadés de plans et d’ombres projetées. Enfin des piles d’assiettes blanches en plâtre et porcelaine s’amoncellent en équilibres instables, vacillent, invitent à retenir son souffle, dénoncent une fragilité inquiétante et retenue.

D’œuvre en œuvre, d’installations en bas-reliefs, de ronde-bosses en assemblages, Ghislaine Vappereau convoque et multiplie les références à la sculpture, les confronte à celles de la peinture. Elle jongle avec la capacité de l’art à renouveler les modes de vision, sans jamais cesser d’interroger les gestes et procédures qui définissent, élargissent et transcendent le champ de la sculpture.

Les fausses perspectives des bas-reliefs caricaturent avec humour les codes mis en place à la Renaissance pour représenter mimétiquement les trois dimensions du réel sur le plan du tableau. Elles évoquent les anamorphoses qui, dès le XVIème siècle, permettaient de combiner ces codes et leurs contraires en des œuvres  dont le propos était de commenter l’arbitraire. Les formes de certaines sculptures ou des piles d’assiettes sont un clin d’œil à l’esprit de synthèse développé par Brancusi et par le cubisme de Picasso et Braque. Elles réitèrent le geste de l’assemblage, technique de sculpture que la modernité a fait sienne parce qu’elle permettait de représenter avec pertinence un monde en mouvement par le raccourci et la juxtaposition. Enfin l’usage d’objets manufacturés et simplement déplacés n’est pas sans faire écho au vœu du Nouveau Réalisme et du Pop Art de réduire le fossé entre l’art et la vie, ni à la pratique des artistes anglais et allemands des années 80 d’une reconfiguration d’une réalité ironiquement décalée. Ces résurgences de références à l’histoire de l’art pourraient sembler anachroniques en un temps où la création affiche souvent un déni de la mémoire, une indétermination et un inachèvement des formes, tout cela justifié par un goût frénétique pour l’instant et ses effacements à répétition. Portant l’œuvre de Ghislaine Vappereau se pose comme un face-à-face avec le présent, un présent en métamorphose entre le passé et l’à venir, et que seule garantit la faille qu’y creusent la mémoire et la pensée. Le travail de Ghislaine Vappereau désigne un présent qui s’actualise dans l’expérience de formes, d’objets et de situations sans ne jamais révéler aucune vérité.

Ghislaine Vappereau conçoit des formes non définitives et permutables, comme les facettes possibles d’une intériorité mystérieuse. Une chaise est autant sa silhouette découpée dans le bois qu’une dépouille  de tissu mollement suspendue ou sa forme en négatif.  Ou encore cette marionnette prête à s’animer. L’ombre, que la lumière ou un simple déplacement d’air modifient si facilement, en serait son dernier et hypothétique recours. Marcel Duchamp,  à l’aune des recherches scientifiques de son époque, n’a-t-il pas considéré la réalité comme l’ombre portée et la projection en trois dimensions d’un espace virtuel et mental à quatre dimensions ? Et Joseph Kosuth, soucieux dans les années 60 de définir l’art par le concept se demandait ce qu’était une chaise : l’objet lui-même, sa photographie ou sa définition par le langage ? Ainsi pour Ghislaine Vappereau,  aucun objet ne se résout à son enveloppe, aucune forme ne se suffit par le dessin de son contour. Le mot « objet » lui-même est peut-être déjà trop précis pour décrire une telle indétermination. Ghislaine vappereau ne donne pas des objets une image fixe. Elle en privilégie une  expérience progressive de la perception plutôt qu’un spectacle transcendant et contemplatif. La mandarine  rabougrie des mine de rien  se transmute en des échelles différentes. Elle résonne dans une succession d’apparitions, de surgissements et de matérialisations. Au fil des variations, la sculpture s’éprouve par l’aspect de son matériau et par son rapport à la lumière, par la sensation de sa masse. Comme l’art minimal avec ses proportions géométriques en situation  dans l’espace, les formes instables de Ghislaine vappereau invitent au déplacement, au contournement, à la caresse du regard. Suspendues, posées, dressées, ses sculptures sont un effort à s’échapper de l’horizon pérenne d’une stabilité menaçante. Elles définissent en creux une mesure  pour le corps et un siège pour la pensée. Elles induisent des allers-retours entre impressions physiques, images mentales et pensée. Elles font du présent de l’expérience artistique le lieu d’un désir, d’une réunification du corps et de l’esprit. On ne verra jamais la pile d’assiettes s’écraser sur le sol, on en vivra qu’une anticipation fantasmée et la menace du fracas.

Pour Ghislaine Vappereau, l’art se pose en équivalence du réel et la sculpture en équivalence à la profondeur indéfinie et inaccessible du monde. Comme Cézanne cherchait  par l’exploration de la touche et du médium à rendre en peinture la structure tellurique de la nature et du paysage, Proust tentait par l’écriture de signifier le vécu et les rythmes intérieurs du temps. Avec la conscience de cet héritage, Ghislaine vappereau manipule à contre-pied l’espace, les techniques et les matériaux de la sculpture. Dans le respect de leurs caractéristiques physiques, elle s’attache à plier les matériaux à son souci d’une perfection à venir à la fois singulière et décalée, inattendue. Colombins érigée verticalement, remodelages des objets de la réalité et volumes de métal étrangement sans masse créent un langage adéquat à tisser le fil et le suspens du temps dans la mémoire, à signifier la réalité comme une abstraction.

Traquer les choses, Élisabeth Milon, 1998

Publié à l’occasion de l’exposition traquer les choses, le trapèze université de Picardie Jules Verne, Amiens.

La sculpture, parce qu’elle partage l’espace où physiquement nous nous situons, habite de fait le territoire de notre réalité. Elle est alors, sans doute, le mode de représentation le plus immédiat pour questionner le réel, ou ce qui, dans le réel fait corps, poids, volume, masse, texture, c’est à dire présence.  C’est un « sentiment de réel », tel que l’artiste le nomme elle-même, qui se joue dans ses sculptures, né d’une hésitation que nous y avons à y reconnaître autant le probable que l’incongruité des objets. C’est, pourrait-on dire, cet écart entre effet de réel et effet de sculpture (soit une transmutation par des signes abstraits) qu’investit cette œuvre.

Les différents moments de ce travail, depuis les installations des cuisines des années 80 jusqu’aux rondes-bosses actuelles, se définissent comme des déplacements successifs de points de vue, de codes et de procédures propres à la sculpture.

En 1976, une petite casserole bleue trouvée dans l’herbe sert de déclencheur à ce questionnement du réel que souhaite poser Ghislaine Vappereau par l’intermédiaire direct, dans un premier temps, des objets. Une quête des objets abandonnés, déchus, vacants de toute fonction se met alors en place (1976-89) avec une prédilection portée à ceux qui appartiennent à l’un des espaces les plus intimes et communs à notre vécu, la cuisine. Ainsi, naissent les installations de cuisine (1976-83) qui se présentent comme des scénographies frontales, posées dans ce qui n’est pas sans rappeler les boites perspectivistes. Là, les objets et ustensiles s’entassent, ainsi que leur usure et leur dérisoire désuet. Une lumière naturaliste leur conférant une authentification, on pourrait les croire avoir été abandonné tel quel. Si ce n’était notre impossibilité à y pénétrer (toujours renvoyés à notre place de spectateur frontal), ce trop de l’accumulation, cette lumière impassible au temps qui passe. Ces installations ne sont pas des leurres mais des fictions capables de nous faire mesurer l’écart entre le réel et sa représentation. C’est cette dualité entretenue qui provoque en nous un sentiment de latence des choses et du temps comme un léger vertige.

Après avoir opéré un travail de projection distordant les objets, l’artiste entreprend des séries de bas-reliefs et de collages (1984-89). Compositions faites de bribes déchirées ou découpées de linoléums, de formica et de bois, ces bas reliefs dessinent comme des cartographies de tables dont les masses et les volumes se résolvent dans un plan. Cette tension, déjà ressentie dans les premières installations, entre le pictural (la frontalité, le plan) et le sculptural (la tridimensionnalité) s’accomplit ici. Art du figuratif, certains éléments se nomment d’emblée (un tiroir, une forme de piètement, etc.), mais ce sont aussi les matériaux et leur articulation qui impliquent notre adhésion sensible à reconnaître les objets qu’ils convoquent. Ces bas reliefs, parce qu’ils sont découpes, portent déjà en eux cette propension à se faire l’ombre de leurs référents.

La série des chaises (1989-91), déformées et écrasées, contorsionnées en des poses parfois ironiques (ironie née de leur tendance anthropomorphique), engagent l’opacité de l’ombre projetée à faire socle. L’ombre devient masse et volume, intériorisant l’essentiel de l’objet et le conduisant vers son analyse abstraite. Les sculptures sont alors prises entre la pleine présence de l’objet et son négatif. Il y aurait à s’interroger plus amplement sur cette part de l’ombre ou de la forme négative dans le travail de Ghislaine Vappereau, car comment ne pas envisager dans son premier geste de collecte d’objets délaissés, le désir d’appréhender le réel par sa part négative, rejetée, projetée dans un hors-champ de fonctionnalité, de presque abstraction.

Les chaises apportaient avec elles une nouvelle texture, la cire, dialoguant avec l’aspect et le vivant du bois. La cire à la coloration délicate, vient revêtir la surface des sculptures, les envelopper d’une sorte de peau translucide et sensible à la lumière.

Partant de l’ombre qui met à plat les objets, Ghislaine Vappereau réalise en 1992, une sculpture de grandes dimensions qui se présente comme un tronc, coupé à hauteur du regard par un plateau. Faite de bois, de plâtre et de résine, elle est recouverte de cire. Qu’on en fasse le tour, elle reste imperturbable dans son autorité et pourtant différentes dans ses contours à chaque point de vue que l’on choisit. Elle vient barrer l’espace et arrêter notre regard. Mais on croit y reconnaître, sans pouvoir les nommer précisément, des résurgences anthropomorphiques ou zoomorphiques, végétales ou organiques. C’est selon ces nouvelles modalités de figures incertaines que les œuvres vont poursuivre cette oscillation entre reconnaissance et dénégation, entre le probable et l’incongru. Ainsi les dernières sculptures disposent avec malice de leurs appendices qui sont pour nous autant de nez, trompes, antennes et sexes et dont le grillage modelé garde la malléabilité de la terre. Frondeuses et moqueuses, ces sculptures laissent en suspens notre décision, nous renvoyant à une inéluctable indétermination. Tout comme ces céramiques qui prennent à rebours la forme et la matière par leurs colombins montés verticalement, à contresens des lois habituelles.

C’est bien parce que la sculpture construit sa propre fiction, porte en elle, par ses jeux de formes et de matières, une force d’abstraction, qu’elle instaure une dualité avec le réel, intriguant avec l’équilibre (des formes) et le déséquilibre ( de la perception).

Traquer les choses, Françoise Coblence, 1998

 Publié dans paperoles Ghislaine Vappereau,   éditions au figuré,  1998

Au commencement de l’hiver, enfermé seul dans son poêle, le philosophe doute : de la réalité du monde extérieur, de celle des autres, de la sienne propre. La nature a beau être connue du physicien, le mouvement des corps, leur rencontre, leur résistance, leurs tourbillons réductibles à des lois, qui lui garantira qu’il n’est pas en train de rêver ? Quel indice distinguera la veille du sommeil ? Peut –être son cerveau est-il troublé et si offusqué qu’il croit être un roi alors qu’il est très pauvre ; peut-être prend-il pour des hommes des spectres couverts de manteaux et de chapeaux, de simples citrouilles, des coings ou des mandarines, des formes de verre, d’argile, d’aluminium et de tôle ondulée. Il s’interroge : peut-être n’ai-je point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, ni aucun sens ?

Ces cheveux ne seraient-ils pas une longue tresse métallique dont la densité et l’ondulation me trompent ? La matière, la réalité des sensations ne peuvent arrêter sa suspicion. Qu’est-ce donc que cette cire douce comme le miel, dure, froide et sonore qui, prés du feu, devient liquide, perd saveur et odeur, change de couleur et sonore qui, prés du feu, devient liquide, perd saveur et odeur, change de couleur et de forme ? Considérée toute nue, la cire, décide-t-il, ne sera qu’extension ; il ne la verra ni ne la sentira plus, mais il la jugera être même à travers ses changements par la seule puissance de son esprit. Dans cette eau si profonde, l’esprit finit donc par prendre pied, mais il perd le monde, la matière, la réalité ; aucun objet ne se tient face à lui. L’assurance du cogito ne rend à la cire ni sa couleur, ni son poli, ni l’agréable odeur des fleurs. Aucune qualité sensible. Faut-il se résigner à la concevoir seulement comme une chose étendue, flexible et muable, une pure abstraction ?

Le réel n’est pas donné d’emblée. Si nous pouvons, comme le pense Merleau-Ponty, le rencontrer dans sa plénitude, quand son sens ne fait qu’un avec son existence, que de vigilance vaine, de fatigue et de remue-ménage avant cet événement. La conquête du réel commence par un arrachement, une évasion. Il nous faut nous tirer d’une indétermination sourde et vague, de l’ennui qui s’est insinué partout, du tourment de l’insomnie où on se tourne et retourne, du sentiment d’être rivé. Il y a d’abord, et toujours encore, les nuits en plein jour, l’instant de la statue qui est cauchemar parce qu’il arrête le temps et le transforme en destin, l’image qui n’est qu’idole ou caricature. L’image ressemble à l’objet. Mais la ressemblance, écrit Lévinas, n’est pas le résultat de la comparaison, elle est le mouvement même qui engendre l’image. Celle-ci este allégorie ; elle ne représente, dans l’être, que ce qui le double ou le mine ; elle est la dimension nécessairement opaque du sensible ramené à une structure mimétique, condamné à toujours ressembler. La perception comme l’art ne nous montrent donc que cette ombre : vêtements sans corps, nippes de l’objet, nippes d’une âme qui s’est retirée des choses, décombres, boites vides répétées, taches de couleur, morceaux, oiseaux morts. ET si la réalité n’était que le déchet de l’expérience, une existence déjà oblitérée, hors d’usage ?

Au moment cyclique de la nature et des organismes vivants, à l’épuisement inhérent  au processus biologique et au labeur humain. Hannah Arendt oppose la durabilité des artéfacts. Elle confère au objets une relative indépendance, une capacité à s’opposer, à résister –au moins quelque temps-  à la voracité de leurs auteurs et de leurs usagers. Toute fabrication est réification. Mais à l’écart du poncif qui dénonce dans celle-ci une pétrification mortifère, Arendt y voit le cran d’arrêt à la dissolution fuyante et à l’indétermination, comme les mots fixent l’ondulation et le flou de la rêverie mélancolique. Soubresaut, obligation à la finitude, la limite de la réification est celle de la forme, et l’artifice offre aux mortels «  un séjour plus durable et plus stable qu’eux-même », c’est à dire ce qu’on appelle un monde. C’est la condition de l’homme de tout regarder en vue d’une fin, d’utiliser la nature et ses matériaux comme un instrument qu’il récupère et qu’il polit. La célèbre formule de Protagoras, que la tradition transmet comme «  l’homme est la mesure de toute chose », devient pour Hannah Arendt : « l’homme est la mesure de tous les objets, de l’existence de ceux qui existent, delà non-existence de ceux qui ‘existent pas ». Platon nommait divine, parce qu’elle approche de l’immortalité, la qualité qui confère une permanence aux choses, ce qui leur donne forme. De l’ustensile ordinaire à l’œuvre d’art, tout objet contient cette qualité. On s’attachera, on s’accrochera donc aux objets les plus simples, les plus modestes, porteurs d’une expérience commune et partagée : casseroles, brocs émaillés, chaises ; Des objets qui font monde parce qu’ils font d’abord, par exemple, cuisine.

C’est par les objets que le réel se distingue de la fiction et qu’il se prête à une exploration inépuisable, c’est par les objets que passe la perception primordiale :

C’est leur volonté, leur profondeur, leur dureté, voire leur odeur qui, à suivre Merleau-Ponty quand il évoque Cézanne, nous donnent «  la plénitude insurpassable qui est pour nous tous la définition du réel ». Un réel qui ne fait qu’un avec son organisation, avec l’armature des choses qui le constituent. « Quoique nous dise une chose, elle nous le dit par l’organisation de ses aspects sensibles » Parce qu’il ne sépare pas les choses fixes qui nous apparaissent et leur manière fuyante d’apparaître, le peintre peint la matière  « en train de se donner forme », l’ordre naissant, le sensible qui vient à moi et me prend non moins que je le prends. Il n’y a de réalité que pour un sujet affecté par elle, un corps qui se tient dans l’espace et qui y fait son trou, son creux, son pli.

Fin de l’insomnie. Le monde et moi sont faits de la même étoffe, de la même chair .le sensible m’enveloppe comme le sommeil s’empare de mon corps et de ma respiration. Ni active, ni passive, la sensation est vibration du sujet, entrelacs. «  Le sensible, écrit Merleau-Ponty, me rend ce que je lui ai prêté, mais c’est de lui que je le tenais ». depuis ce lieu où j’expérimente l’échange du senti et du sentant, puis-je savoir que je ne rêve pas ? La perception me donne foi en un monde et m’apporte la conviction d’atteindre « la chose même ». Certes, cette foi peut paraître obscure et ses convictions troubles ou « barbares ». Suivons-la cependant, dans la barbarie même.

Et d ‘abord précisément à cause de la dureté de la sculpture, de sa physicalité, de son sans-gène, de son insistance encombrante. « Art des Caraïbes », écrit Baudelaire, dont l‘origine se perd dans la nuit des temps. La sculpture est brutale et positive comme la nature parce qu’elle nous montre trop de faces à la fois. On connaît la violence du jugement du poète que les années tempèrent à peine. La sculpture sollicite irrémédiablement en nous le singe ou le sauvage, le paysan qui « qui quelquefois surpris par une magique peinture de nature, tourne derrière l’image pour en trouver l’envers ».

Soyons ce singe. Poursuivons l’envers des images, emparons-nous de la multiplicité des faces des objets. Soyons ce sauvage attiré par les étoffes bariolées et la majesté superlative des formes, accrochons- nous aux choses et aux sensations qui leur sont incorporées. Avec Proust, Hofmannsthal et bien d’autres, suivons et développons  leurs signes, l’avertissement qu’ils nous donnent et qui, quelquefois, peut nous sauver. La découverte d’un arrosoir à moitié plein oublié sous un noyer, d’un scarabée allant d’un bord à l’autre de cette eau sombre, cette conjoncture de données futiles expose Lord Chandos à une telle présence de l’infini, le traversant de la racine des cheveux à la base des talons, qu’elle lui donne envie d’éclater en des paroles qui eussent terrassé les anges, lui qui a perdu toute faculté de méditer ou de parler. Repassant prés du noyer des semaines plus tard, il y jette un timide regard « pour ne pas effaroucher le sentiment laissé par le miracle qui souffle là, autour du tronc ». Une  herse à l’abandon, un chien au soleil, un pommier rabougri peuvent être le réceptacle de ces révélations.

S la réalité, poursuit Proust, était cette espèce de déchet de l’expérience, l’ombre d’un nuage sur l’eau ferait-elle crier « Zut alors ! » au narrateur qui saute de joie alors qu’il passe le pont de la Vivonne ?

« Zut alors !» l’expression dérisoire ou inappropriée peut-elle rendre l’impression, seul critère de vérité ? Quelle condensation toujours changeante de temps et de lumière les nuages présentent-ils qu’aucune image sinon leur ombre sur l’eau ne peut montrer ? Admiration pour la densité, la réalité des éléments, bonheur –fût-il fugace – d’être envahi par elles, estime pour les choses qui tranquillement traversent le temps et s’y métamorphosent . Le bruit d’une cuillère contre l’assiette amène avec lui la fraiche odeur d’un cadre forestier parce qu’il évoque celui d’un marteau contre une roue de chemin de fer. La serviette donnée par le maître d’hôtel du prince de Guermantes transporte avec elle un air pur et salin parce qu’elle a la raideur empesée d’une serviette de Balbec. Les objets nous font signe, non sans violence, et on sait que ce signe est contingent. Il peut parfois nous surprendre sans que l’on s’y attende. Il dépend du hasard que nous le rencontrions ; mais, malgré l’échec avéré de l’intelligence et de la mémoire volontaire, il dépend de l’enquête longtemps différée, obstinée et patiente sur les sensations restées en attente que son sens révèle tout à coup, livrant son secret au moment même où on allait renoncer. La révélation amène une félicité sans pareille ou encore un passé douloureux, telle la certitude déchirante et brutale pour le narrateur de la mort de sa grand-mère, au moment où il se baisse pour se déchausser. « Je venais d’apercevoir dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère ».

« Les idées sont des succédanés des chagrins ». L’objet, retrouvé par les sensations, est un objet qui s’est d’abord perdu, qui aurait pu l’être toujours sans cette reconquête. Il a pu être décevant, il a pu s’évanouir. Il a pu aussi, mine de rien, se confronter à la décomposition et à la putréfaction. Dans tous les cas la réalité n’existe pas tant qu’elle n’a pas été recréée. L’art nous la restitue, « sans vêtements» dirait Levinas, ou bien il choisit précisément de nous montrer les vêtements, les nippes, l’arrogance de la mandarine qui s’est obstinée et qui se redresse. Davantage que les objets, trop nostalgiques, encore empreints du deuil, l’art nous montre les formes qui peuvent être à la fois plus souples, plus retenues, moins éloquentes. Dans celle-ci, la matière pèse et s’étend, se tend. A l’encontre de la superposition horizontale qui est d’usage, la verticalité des colombins de terre introduit la tension, mène la céramique au bord du déséquilibre. Le contraste des matières, leur tohu-bohu silencieux donnent aux sculptures ce grain qui, selon Merleau-Ponty, distingue radicalement la perception de l’illusion, et apporte la certitude que nous ne rêvons pas. L’art accorderait donc la réalité en imposant la sienne, par son altérité. Quand Renoir peint face à la Méditerranée, le bleu de la mer devient, sur la toile, le bleu du ruisseau des lavandières. C’est dans cette transmutation seulement – Proust parlera de transsubstantiation – que le réel nous est donné. Dans le cas des œuvres d’art, écrit Hannah Arendt, la réification est en effet bien plus qu’une transformation ; c’est une transfiguration, une véritable métamorphose. Évoquant un poème de Rilke, elle écrit : « le cours de la nature veut réduire en cendres, tout ce qui brûle est soudain renversé, et voilà que de la poussière même peuvent jaillir des flammes ». Mais il ne faudrait pas s’arrêter aux fluctuations trop grandiloquentes, trop aériennes ou trop mélancoliques des éléments, à l’éternité des astres et du feu. Le réel est ici chargé de prédicats anthropomorphiques ou zoomorphiques. Il a sa pesanteur. Dans leur présence physique, les sculptures se confrontent et se mesurent au corps, non sans humour. Un grillage vaporeux enveloppe le poli imposant de l’aluminium, pointe son nez sur son col ; la tresse se balance ; la mandarine avance ses antennes ou ses pseudopodes, explore l’espace. Le sauvage, quand il le peut, tourne autour des sculptures. Même les bas-reliefs qui refusent  au naïf  la possibilité de danser autour d’eux lui apprennent le secret de la profondeur, que l’énigme des choses est ce qui fait leur lien, qu’elles s’éclipsent l’une l’autre, qu’elles sont rivales pour l’œil. Lorsque Constantin Guys, peintre de la vie moderne selon Baudelaire, est « assailli par une émeute de détails », le duel s’établit entre  la volonté de tout savoir et la faculté de la mémoire qui absorbe l’arabesque générale des contours. À la tension des formes réplique le combat du regard, son intranquillité. Il faut choisir. La traque continue.

Ce texte emprunte aux livres et articles suivants :

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1983, notamment pp.171,177,189, 194 ;
Charles Baudelaire, Salon de 1846 (§XVI), Salon de 1859 (§VIII), Le peintre de la vie moderne (§V) ;
René Descartes, Méditations métaphysiques, I et II ;
Hugo von Hofmannsthal, lettre de lord Chandos ;
Emmanuel Levinas, De l’évasion (1935, réédité en 1982, Fata Morgana) ; « La réalité et son ombre » in Les temps modernes, n°38, 1948 ; De l’existence à l’existant, Vrin, 1981 ; De l’oblitération, Éditions de la différence, 1990 ;
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945 notamment pp. 248, 373-374 ; « le doute de Cézanne »(1945), in Sens et non sens, Nagel, 1960, notamment pp. 23-26 ; Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, notamment p. 50-51 ; « Le langage indirect », in La prose du monde, Gallimard, 1969, p. 88 ;
Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, édition en trois volumes, notamment II, p. 756 et III, pp. 868, 879 et 890 ;
Et à tous les travaux de Ghislaine Vappereau reproduits ici.

Les bas-reliefs, 1989

L’état de déchet des objets me permet de leur faire jouer un rôle parodique, dans lequel ils acquièrent, tout en se référant à la réalité, la statut de signes abstraits. Cet « effet de réalité » correspond à l’instant où le signe s’additionne à l’expérience des sens. On prend conscience simultanément de l’expérimentation physique et de la présence du signe qui participe de l’abstraction, le regard allant d’une identification à une dénégation.

L’espace s’est raccourci à une frontalité par une décomposition de plans et une mise en perspective du mobilier sous la forme du bas-relief. Le bas-relief réclame une connivence du regard qui compète mentalement les élisions de l’espace en s’aidant des données qui le repèrent ici et là. Il privilégie un point de vue : dans lequel l’œil perçoit, reconnaît et le regard synthétise, fait sens.

À cette recherche sur une représentation frontale de l’espace ont été associés différents systèmes perspectifs reposant sur des références à la perspective traditionnelle et des approches plus intuitives : transparence, rabattement des plans, forme négative, répartition des masses dans l’espace, intervention de la couleur.

Dans les travaux récents, le mobilier mis en perspective projette une forme qui désigne une origine de lumière. Ces ombres, qui suggèrent une profondeur de l’espace et réinscrivent les éléments de mobilier dans une tridimensionnalité énoncent donc une géométrie présente, latente dans les objets réels qui affirme ce double statut réel/abstrait, le réel renvoyant à l’abstraction  et l’abstraction au réel.

G. Vappereau, février 1989

Édité dans le cadre de l’exposition personnelle à la Galerie Antoine Candau, Paris 75011.

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Ghislaine Vappereau,  texte de Maïten Bouisset, 1992

In 1er Grand Prix d’Art contemporain de Flaine, 1992

1977, Ghislaine Vappereau présente pour la première fois La cuisine. Dans un texte paru peu de temps après et qu’il convient de rappeler au vu de son travail actuel, elle écrit : « J’avais trouvé dans l’herbe prés d’une ferme abandonnée depuis longtemps à la suite d’un incendie, une casserole émaillée bleue, percée. Sa taille est si réduite que je ne connais pas de mot qui lui convienne parfaitement. Aussi, parodiant sa fonction par son état de déchet, elle fait appel à une autre abstraction, car elle existe en dehors de toute formulation. Cette double abstraction, la perte d’une fonction et le manque de désignation a déclenché un parcours : le sentiment de cuisine. »

La cuisine, telle qu’elle fut montrée à l’époque, se présentait comme une « installation »tridimensionnelle statique de type scénographique, légèrement surélevée, pour ne pas dire soclée, qui maintenait le regardeur à une certaine distance frontale. L’agencement en profondeur des différents éléments entrant dans la vaste composition, comme la répartition des sources lumineuses, les rendaient parfaitement lisibles et visibles selon les données d’une perspective traditionnelle qui n’était pas sans évoquer certaines natures mortes surchargées de la peinture hollandaise du XVIIè siècle par exemple. Par ailleurs, ce que raconte Ghislaine Vappereau pour la petite casserole bleue vaut pour le mobilier ainsi que pour l’ensemble des ustensiles qui saturaient l’espace. Le tout avait été récupéré dans une longue dérive qui participait totalement de l’histoire de l’élaboration de la pièce, mettant en évidence l’acuité d’une démarche qui pouvait reconnaître la charge émotionnelle comme la qualité plastique d’un objet de rebut.

« Même si le banal et le quotidien contiennent un potentiel esthétique », avait affirmé John Cage dans années cinquante, entrainant Robert Rauschenberg dans la réalisation de ses Combine Paintings. Ainsi, depuis sa première œuvre importante, le travail de Ghislaine Vappereau peut s’analyser au vue d’un ensemble de filiation parmi lesquelles il faudrait évoquer Kurt Schwitters et bien sur certaines des personnalités du groupe des Nouveaux Réalistes. Daniel Spoerri surtout, à propos duquel Pierre Restany disait «  il se détrompe l’œil en nous crevant les yeux, il collectionne en obsédé les instruments de cuisine et tous les types de fétiches de l’affectivité collective ». Par ailleurs, dans le texte déjà cité, l’artiste évoque le souvenir d’une cuisine dans laquelle elle entrait «  à l’heure du goûter, encore exaltée par le plaisir des jeux ». La chose, si elle renvoie au domaine de l’affectif est beaucoup moins anodine qu’il n’y paraît. La cuisine en effet fonctionnant comme l’un des lieux privilégiés sécurisants à l’extrême de l’enfance, il est difficile de ne pas y voir l’image métaphorique du ventre maternel, ce qui pourrait, c’est là une hypothèse personnelle, dans l’histoire de la création récente renvoyer également à deux types d’espaces clos qui appartiennent aux mêmes motivations : les demeures d’Etienne Martin et les igloos de Mario Merz. A l’évidence , et dés ses débuts, Ghislaine Vappereau qui est également détentrice d’un doctorat en Arts Plastiques obtenu à la Sorbonne, installe son propos dans une certaine tradition de l’histoire de la peinture comme de la sculpture qu’il parait impossible de négliger.

1984. De cette année charnière dans le parcours de l’artiste, date l’une de ses toutes dernières Cuisines, qu’elle a d’ailleurs trés vite désignée en tant qu’Installations. Dans un chromatisme dominant de rouge et de jaune, l’espace imparti à cette composition encore tridimensionnelle est sensiblement réduit. Le mobilier et les ustensiles y sont moins nombreux, et si la lisibilité de l’ensemble paraît plus évidente deux éléments viennent perturber l’ordre de la perspective traditionnelle en usage jusque là. Un placard mural est à la limite de la dislocation totale et les différents plans dont il est composé semblent se rabattre contre le mur. Le tiroir de la table très en évidence, est en équilibre instable et joue les trouble-fête dans l’organisation extrêmement rigoureuse de la composition. «  La  cuisine réduit son espace à un plan, sa réalité à une notion » , écrivait Ghislaine Vappereau en 1979 anticipant ainsi sur les développements qu’elle allait donner à un certain « sentiment de cuisine ».

De 1984, datent également les premiers Bas-Reliefs. De la Scénographie saturée d’objets, l’artiste évolue dès lors vers une composition minimale de très peu d’épaisseur. Aplatissant les volumes pour les transposer sur le seul mur, jouant sur la notion d’assemblage, tel qu’ont pu le pratiquer Picasso ou les constructivistes russes dans les premières décennies du siècle, Ghislaine Vappereau s’en tient à la superposition et l’échelonnement de formes pratiquement planes. Même si l’artiste est encore attachée à la présence de matériaux pauvres, elle procède par soustraction et concentre au plus prés son propos. Une porte de placard, une table rabattue sur ses quatre pieds ou une chaise brisée affirment encore leur réalité dérisoire de déchets. C’est cependant en tant que surfaces durement cernées qu’elles instaurent avec une plaque de formica déchirée ou un vieux pan de linoléum une relation qui est de l’ordre de celle qui se joue essentiellement entre fond et forme. La problématique qui s’affirme ici est radicalement picturale et l’on serait presque tenté de dire qu’elle frôle la composition abstraite si l’artiste ne semblait pour le moment vouloir l’éviter. Tout est dit en effet dans cette tension extrême qui s’instaure dans une perspective raccourcie entre couleurs et formes élémentaires en un certain ordre assemblé.

1990. Ghislaine Vappereau titre ses nouvelles pièces  Sculptures. Il s’agit effectivement d’œuvres en volume, dépouillées à l’extrême. Seuls ceux qui connaissent le cheminement antérieur de l’artiste, peuvent encore déceler par bribes les restes de ce qui fut autrefois un mobilier de cuisine. Quatre pieds de table plus ou moins serrés les uns contre les autres, quelques barreaux de chaises en ordre dispersé semblent les traces à peine perceptibles du réel. L’objet utilitaire certes est encore là mais affronté à un autre volume, totalement abstrait celui-là, qui lui sert de socle. En bois, en cire ou en béton cellulaire, l’artiste a tenu à lui impartir pratiquement les mêmes dimensions que la forme qu’il supporte. Ici la sculpture se prolonge et se double vers le bas d’un volume autre. D’une matérialité et d’une densité différente, il permet à l’artiste d’analyser nonsans humour parfois, un ensemble de relations spatiales complexes où se conjuguent le construit et le trouvé, le lourd et le léger, ou encore l’opaque et le transparent. C’est à partir de cette relation extrêmement tendue, entre l’œuvre et son piédestal, telle qu’elle a été offerte à la modernité par Constantin Brancusi, que Ghislaine Vappereau entend aujourd’hui continuer à s’interroger sur tout ce qui peut dans l’histoire de la représentation servir un propos d’une extrême rigueur et d’une grande probité.

La cuisine, le moderne, et le virtuel, Régis Durand, 1991

Ghislaine Vappereau  monographie « Travaux 1976-1991 »

Éditions les trois cailloux, Amiens, 1991

En passant, dans ses travaux récents, du bas-relief à la sculpture en volume, Ghislaine Vappereau a pu sembler se détourner d’un certain un état d’équilibre, d’une plénitude thématique et formelle qu’elle semblait avoir atteinte. Mais cette discontinuité apparente ne doit pas dissimuler qu’il s’agit en réalité de la poursuite d’une évolution, d’un processus de condensation plus précisément, qui, parti des installations du début des années 80, l’avait progressivement conduite à une réduction et une projection analytiques des éléments de la Cuisine sur un plan. Pas tout à fait un plan, d’ailleurs, puisque les bas-reliefs étaient en trois dimensions, avec un volume et une profondeur maigres. Les éléments de la cuisine archétype (la Cuisine) y étaient plaqués sur une surface comme par le souffle d’une déflagration, décomposés et rapportés à la frontalité du tableau. La »catastrophe » qu’il semblait invoquer n’était, au premier abord, porteuse d’aucun commentaire sociologique ou existentiel, tant le projet formel il paraissait manifeste est très concerté. On y lisait, entre autres choses, une réflexion sur la possibilité de construire un espace à l’encontre de la perspective classique, en la déconstruisant et en la reconstruisant par la découpe des objets, l’usage de la « forme négative », Le travail de l’ombre et des couleurs etc1.

Pourtant, un contenu existentiel y était bien présent, et d’autant plus fortement peut-être qu’il se dissimulait derrière un très fort surmoi théorique. L’artiste s’en expliquer d’ailleurs, toujours avec la plus grande de pudeur., dans des textes ou s’élaborait une riche poétique de la latence des choses. S’il s’agissait en particulier d’une expérience originelle( réelle ou fictive, peu importe, car nous sommes ici dans le champ de l’imaginaire), qui avait en particulier le pouvoir de se répercuter indéfiniment dans le temps, par un effet-retard, un effet d’irradiation. Cette irradiation constituait (et constitue toujours) une des sources apparemment inépuisable du travail de G. Vappereau – l’autre étant sans doute la composante théoricienne, le « surmoi » dont il a été question et qui la fait s’interroger sans cesse sur l’histoire des représentations et leurs techniques.

C’est expérience originelle que l’on pourrait dire sartrienne par certains de ses aspects, concernait justement la découverte d’un double régime des objets et du temps, allô occasion fortuite, imprévisible, d’une suspension de la fonctionnalité et de la transitivité habituelle des choses. Du côté de l’observateur (l’artiste en l’occurrence), il s’agissait d’un sentiment de déjà vu, de déjà vécu,–(Impression de perdre sa réalité physique pour devenir le spectateur paralysé dans une représentation qui vous contraint au simple regard, inquiet des lieux environnants2 ». Et du côté des objets et du lieu, c’était  l’énigme du pouvoir rapidement qu’il fallait bien leur reconnaître de déclencher une telle perturbation : brouillage momentané du familier et de la reconnaissance, temps figé, espace condensé et raccourci à un plan… Enigme, donc, car tout cela supposait aux objets (ceux de la Cuisine) le pouvoir de nous faire accéder  à une « une vie parallèle qui échapperait à la conscience, mais dont la mémoire garderait quelques bribes».

Ce pouvoir, l’expérience proustienne du temps en a admirablement indiqué certains mécanismes, son « Platonisme», la rêverie des origines et de la perte qu’il induit, porteuse à la fois de nostalgie et d’une euphorie épiphanique. Mais l’expérience ici invoquée n’a rien de cette plénitude narrative et imaginaire. Pour l’artiste contemporain, tout ce qui pourrait apporter trace de nostalgie a depuis longtemps été rejeté, forclos (avec les très étranges dénégations et retours inconscients que cela ne manque pas de produire ici ou là). Ce qui reste de cette expérience, dans le cas présent, c’est un suspens et une incertitude. Le sujet qui l’éprouve et qui en fait le récit s’en trouve dans le même temps dépossédé. Il (elle) ne sera plus, quoi qu’il arrive, le centre, le foyer privilégié d’une reconstruction. Le voici (c’est le propre d’une condition post-moderne)  simple dispositif parmi les autres, menacé même d’un  envahissement, d’une dissolution dans le flux des objets et des signes, place vide que même l’expérience privée ne parvient plus à repeupler de certitudes (l’expérience sartrienne, de ce point de vue, marquait un passage entre deus mondes, même si elle s’achevait, au bout du compte, sur un triomphe ambigu de la conscience).

Car aujourd’hui l’œuvre( le tableau, la sculpture) a cessé d’être la surface d’expression d’un sujet maître de son expérience et notamment dans ses rapports avec les objets et les lieux qui l’entourent – l’ »espace virtuel» d’une mise en scène de soi, avec sa part d’inexprimé, d’inexprimable. C’est encore cette part secrète que Ghislaine Vappereau défendait (protégeait et livrait à la fois) dans le texte dont j’ai parlé. Mais il s’agissait d’un texte, justement, alors que les œuvres, elles, disaient déjà autre chose. Et c’est pour la même raison que les analogies littéraires, aussi précieuses soient-elle ne devraient pas faire illusion. Car les installations du début des années 80 pouvaient encore sembler proches d’une mise en scène de l’expérience princeps –« théâtrales», comme pouvez l’être aussi l’Art  Minimal par l’appel qu’il faisait à une présence de spectateur, à sa conscience d’être là, corps et  esprit, en un lieu particulier. Mais les bas-reliefs rendaient cette relation «théâtrale» quasiment impossible, par la condensation draconienne de l’espace qu’ils effectuaient, et l’effort d’abstraction qu’ils imposaient au matériau.

Or voici que les sculptures récentes semblent rendre possible de nouveau une relation de présence du spectateur, par le simple fait qu’il s’agit d’œuvres en volume, dans l’espace, et sur socles qui plus est. Autour desquelles, donc, Il est possible de tourner, et dans lesquelles l’objet (l’objet de cuisine toujours) est lui-même traité comme un volume – et même doublement, car étant en général ouvert, il décrit un volume intérieur aussi bien qu’extérieur.

On pourra penser que cette évolution est surprenante. Certes, on y retrouvera les matériaux et le vocabulaire habituels de l’artiste, les tables et les chaises récupérées et décomposées, avec ce mélange d’effet de réel et d’abstraction si caractéristique de sa pratique. On y retrouvera aussi la persistance (l’effet–retard) d’une interrogation qui porte sur la mise en présence de temporalités différentes : le temps suspendu et non chronologique de l’affect ; celui plus plus historiés, plus délié, de l’objet ; et celui, très intense, à la fois serein et violent, de l’intervention de l’artiste. On observera également les différences subtiles dans le traitement des objets qui donne aux « chaises » un caractère plus lyrique, plus « invocant », et aux « tables » un caractère plus fermé,  plus secret. Et on verra sans doute dans le socle le prolongement de ce que les ombres ou les «formes négatives» effectuaient dans les bas-reliefs,  c’est-à-dire la mise en relation avec un espace abstrait, virtuel, souligné ici par la forme même de ces socles, et l’usage de matériaux particuliers, béton cellulaire ou bois ciré, qui introduisent des différence de densité et d’état avec les objets qu’ils supportent.

Il reste que la réouverture d’un dialogue avec la sculpture moderne (ou pré-moderne) surprend, et qu’elle ne manque pas d’audace en ces temps  d’oubli de l’histoire, où ce sont à la rigueur la citation et la dérision qui tiennent lieu de position par rapport à elle. Déjà, dans les bas-reliefs, G.Vappereau proposait discrètement l’établissement d’un dialogue avec l’une des sources du modernisme qui n’est pas celle que l’histoire dominante a retenue, le Constructivisme. Avec les sculptures, elle semble maintenant se tourner vers un point particulier des origines de la sculpture moderne, celui qu’occupent Brancusi et Picasso au tout début des années 10.

La question n’est pas, on l’aura compris, de trouver à toute force des références historiques à une œuvre contemporaine, ni de prétendre qu’elles constituent une part essentielle de ce travail. Mais il serait plus inconvenant encore de dénier cette question d’un rapport à l’histoire, sous le prétexte de protéger l’idée d’une « originalité» dans ce qu’elle aurait alors de plus superficiel, ou pire encore en prétendant que la question n’a pas lieu d’être, par lassitude ou par indifférence, au par crainte de paraître « daté ». Or il me semble que le plaisir que nous éprouvons à contempler ces œuvres passe aussi par la reconnaissance non pas de forme empruntée à l’histoire (nous ne sommes pas dans une esthétique de la citation), mais dans la perception d’interrogations qui lui sont adressées, et dans la prise en compte de ce qu’une tradition peut avoir de problématique, d’irrécupérable et de récupérable à la fois. Les œuvres que nous regardons aujourd’hui ne peuvent plus guère avoir le caractère lustral de fétiches ou d’icônes arrachés à la matière brute et venant enrichir le monde des formes. Et le caractère « utopique » de la sculpture moderne a cédé la place à une superposition complexe et confuse de valeurs et de codes, une hétérotopie.

Dans les sculptures de G.Vappereau, On lira en particulier la présence insistante de l’objet utilitaire,  dont nous avons dit en quoi il relevait chez elle d’une mythologie personnelle, mais qui fait signe également, à l’évidence, vers  la tradition de l’assemblage et de la récupération (des ferrailles de Picasso, aux combine painting de Rauschenberg, à l’ Arte Povera). L’usage qu’en fait G.Vappereau se distingue bien sûr de tout cela, comme il se distingue avec la plus grande netteté du pseudo–mobilier et des « objets spéculatifs » de la jeune sculpture allemande ou de ses épigones, ou comme il se distingue encore du bricolage ludique des Récupérateurs. Car il y a chez elle une gravité et un dépouillement qui imposent l’attention, et interdisent que la pensée ne dérive vers des lieux communs de l’imaginaire – La fiction d’une « archéologie » des usages et de la mémoire inscrits dans les objets trouvés, un commentaire sociologique attendu, ou encore de la poésie facile des marges et de l’entropie, avec en contrepoint la croyance au pouvoir magique de régénération de l’entreprise  artistique.

L’objet, ici, impose la discipline d’un matériau constant et relativement pauvre, et d’un vocabulaire qui se construit au fil des œuvres. C’est un gisement de formes et d’espaces, qui sera donc traité comme tel (ni incorporé, ni détourné), et soumis à la rigoureuse épreuve d’une pensée analytique : quel(s) espace(s) virtuel(s) recèle-t-il ? Comment les mettre en évidence, tout  en prèservant quelque chose de son énigme ? Ces objets, on le voit, ne signalent ni l’intrusion euphorique de la« vie» dans l’œuvre d’art, ni une sorte de stupéfaction heureuse, Une tétanisation consentante de l’intelligence devant l’objet, comme c’est parfois le cas chez certains. Et c’est sans doute parce que cette œuvre ne se réduit à rien de cela et qu’elle reformule au contraire des questions dont on pensait parfois pouvoir faire l’économie, qu’elle a une fonction critique forte.

Et bien entendu, quelque chose de cette énergie s’inscrit dans les décisions (et la réussite) formelle. Par exemple, dans la mise en relation réussie de l’objet et du socle, l’effet de miroir ou de renversement autour d’une « barre » imaginaire qui les sépare et les unit si. Ou encore dans la tension entre le travail de l’objet, qui est d’ordre d’architectural et analytique, et le travail du socle, qui est d’ordre sculptural discursif (Il nous parle de la matière et de la façon dont elle a été travaillée). Les sculptures, de ce point de vue, marquent une assurance plus grande dans la décision : théoriquement, dans le risque assumé de confronter la grande tradition moderniste sur son terrain mème ; plastiquement, dans la simplicité apparente qui est la trace sûre d’une maîtrise, d’une formulation juste. Restent les questions qui se pressent autour de ces constructions exactes comme un  nécessaire cortège d’ombres : quelle place, dans une culture tout entière livrée à l’information et au présent, pour une temporalité faite de fines superpositions de mémoire et de perte ? Quelle place pour l’émotion et la pensée abstraite, revendiquées toutes deux dans un refus des exclusive simpliste ? Quelle présence au monde extérieur pour nous, en nous dans l’œuvre ?

1. Sur ce point, voir mon article «Ghislaine Vappereau : l’attente de l’objet est du signe », Art Press 138 (Juillet août 1989)

2. Ghislaine  Vappereau, in La Cuisine, imprimerie spéciale l’éléphant, 1980, S. P.

Ghislaine Vappereau, Françoise Bataillon, Beaux-Arts magazine, 1991

Dans Beaux-Arts magazine n° 88 mars 1991

Au tout début du travail plastique de Ghislaine Vappereau, il y eut l’installation d’une véritable cuisine faite de bric et de broc, ramassé ici et là. Depuis, l’artiste a exploité chaque élément de ce curieux mobilier sans jamais perdre de vue ce dont il s’agit : à savoir, le rapport que peut entretenir une forme construite, ou plus exactement constructiviste, avec l’espace environnant.

C’est à partir de 1976, suite à la découverte d’une petite casserole bleue abandonnée dans l’herbe, que Ghislaine Vappereau développe ce qu’elle nomme « le sentiment de cuisine ». Ce qui la frappe devant cet objet déchu est à la fois sa disponibilité (conséquence de la perte de sa fonction utilitaire) et sa capacité d’abstraction : isolée de son contexte usuel cette casserole acquiert un autre statut. devient un signe. Depuis ses premières Installations, mises en scène frontales où le mobilier de cuisine s’entassait pêle-mêle et se désagrégeait dangereusement. jusqu’aux Sculptures récentes, Ghislaine Vappereau n’a pas cessé de « questionner le réel, l’apparente tranquillité des objets ». Discrète et tenace. sans compromis, elle a su se renouveler, lancer de nouveaux défis qui l’ont amenée à interroger tour à tour la perspective, la profondeur et la planéité, la lumière et sa projection. le réel et l’abstraction. C’est après le deuil de la presque totalité de son œuvre (l’incendie de son atelier, quai de Seine) et d’une matière première de plus en plus difficile à glaner que Vappereau reprend le collier dans un local de l’Hôpital Bretonneau. Sa préoccupation du moment tourne autour de la sculpture dite classique, en ronde-bosse, et fait suite à un long travail sur le Bas-relief. Partant du réel. donc de l’objet qu’elle écrasait dans des poses cocasses sur une surface plane. Ghislaine nous incitait à reconstituer mentalement la table ou la chaise ainsi désarticulée. Cet aplatissement introduisait également des perspectives raccourcies et totalement inédites. et réactualisait le problème « matissien » de la représentation de la troisième dimension sur un plan… mais en le retournant puisque le volume était initialement concret. Peu à peu la composition se simplifie. l’essence de l’objet (ombre projetée en Formica), son abstraction s’impose et dans la dernière phase des Bas-reliefs. Ghislaine inverse le processus. L’aspect du réel devient le point de départ. Seul un indice – tiroir, pied, siège – évite la pure abstraction.

Les Sculptures sont la suite logique à des Bas-reliefs. Contorsionnée, amputée, réduite à ses pieds ramassés, la chaise se prolonge, se projette dans un volume dense, opaque, ambigu (cire). Il y a dans ces œuvres un mélange de trouble et de sérénité, un sentiment de vertige et un zeste d’humour qui fait pétiller le regard.

Françoise Bataillon

L’éloge de l’ombre dans un « latin » de cuisine, Claire Stoullig, décembre 1990

Ghislaine Vappereau  monographie «  travaux 1976- 1991 »

Éditions les trois cailloux, Amiens, 1991

À observer les premières « cuisines », installations ou environnements, puis les bas-reliefs et enfin les dernières sculptures, la question manifeste est celle de la lumière et donc de son contraire, l’ombre, question constante, éprouvée sans cesse, de tous côtés et points de vue à la fois. Dans cet exercice paradoxal de coloriste sans couleurs, Ghislaine Vappereau, depuis dix ans, suit une logique de peintres.

Outre son iconographie originale, cette « nature-morte », constituée d’ustensiles de cuisine ou d’éléments de mobilier des plus ordinaires, témoigne de préoccupations picturales, dans la tradition la plus classique du clair-obscur, qu’il soit physiquement présent dans les années 80, ou suggéré par la transformation de l’espace tri-dimensionnel en espace frontal, associé à des jeux de couleurs très élaborés quelques années plus tard, puis à nouveau réalisé par la ronde-bosse.

La clarté diffuse qui flottent dans les premiers « tableaux », véritables scènes de genre sans personnages, possède une pesanteur particulière et son peu de densité, calculée pour ménager l’ombre date et authentifie la représentation. La lumière jaune ou dorée sculpte les objets comme des témoins des temps passés et les rend encore plus vivaces. Excluant la blancheur du néon, la pénombre témoigne en réalité d’hier, c’est à dire d’un temps si familier qu’il est impossible de l’avoir oublié, et rend finalement la présence du spectateur dans le tableau implicite.

Cette démonstration de batterie pourrait évoquer la manière de récupérer la banalité quotidienne comme l’a traitée Spoerri ou un Rauschenberg, mais ceux-ci transforment l’objet, ou l’interprètent dans une mise en scène précise. Apparemment comme ces artistes, Ghislaine Vappereau paraît aborder l’art par son « latin », c’est-à-dire de manière prosaïque. Mais à la différence des éléments qui composent les « tableaux–pièges » ou les « combines Paintings », ces objets ici ne sont ni surannés ni hors d’usage : ils  sont respectés dans leur entité ou leur globalité, en tout cas jamais abîmés  et mis en pièces dans un souci de destruction de détournement. Aussi exercent-ils une fascination par défaut, pourrait-on dire, car ils possèdent quelque chose de fixe, d’immuable et de déjà péri. Sorte d’archéologie du savoir rural, la cuisine à peine reconstituée est avant tout habitée, habitée par l’idée du foyer, du lieu clos, lieu convivial et depuis des temps, lieu de décisions et « table des lois ». Elle suggère ainsi le sentiment de permanence – ce que l’artiste exprime par le« sentiment de cuisine », d’autant plus prégnant et poignant que l’artiste donne l’impression de s’abstenir de recomposer ses installations et de n’intervenir que pour les éclairer.

Peu à peu épurés, et réduits à leur plus simple expression, une table, une chaise, un morceau de sol… pour ne conserver que l’idée du sujet, comme pour en éliminer toute grossièreté et refuser toute éloquence, les objets peuvent être affranchis de la servitude d’être utiles. Ils n’ont plus besoin d’exister dans leur mimétisme ; Ils peuvent « représenter » et la visibilité du modèle est renvoyée à la mémoire qui l’a portée. Ils peuvent être aplatis, c’est-à-dire saisis dans leur mode d’être ou de disparition. Ils peuvent être uniques et renoncer à se constituer en répertoire. Ce travail de raccourci, et donc de radicalisation, transgresse le statut de l’objet et sa nature dérisoire. Sa mise à pied – ayant mis fin à sa fonction – s’accompagne étrangement d’une omniprésence. Que ce soit dans les bas-reliefs ou plus récemment dans les sculptures, l’objet cesse d’être objet, mais acquiert son caractère fondamentaliste et transcendantal ; la vision de sa réalité est transfigurée, comme sacralisée, puisque portée aux nues, le bas-relief est accroché comme un tableau, également suspendu au mur. Le basculement des plans permet au spectateur de faire «l’expérience» de l’objet, C’est-à-dire d’explorer par-delà ses limites, de dénoncer ses frontières et d’inventer d’autres tracés, d’autres passages, d’autres dessins. Le retour aux trois dimensions s’effectue alors dans toute sa logique. L’objet se décompose, se dédouble ou se réfléchit en quelque sorte : La chaise, accompagnée de son ombre portée (le linoléum, par exemple) dans les bas-reliefs, est, dans les pièces récentes, soutenue par son socle recouvert de cire pour se prolonger et s’y fondre, comme si son ombre avait pris l’avantage, ébranlant ou renversant ainsi les fondements mêmes de la vision. La chaise disparaît dans sa réplique, ne conservant que sa silhouette ou les directions de sa projection géométrique. L’interprétation succéde à la déformation et s’accomplit par la matière colorée du socle : la cire d’abeille, de teinte chaque fois différente, et dont les modulations varient en fonction de la lumière, comme pour la«vraie » peinture, se substitue à l’aplat coloré du bois. Avec les sculptures donc, l’artiste ne redoute plus les points de vue multiples mais admet la métaphore. Il ne s’agit plus de tout voir ou de ne rien oublier comme dans les premières cuisines, mais de sacrifier à la mémoire le détail et n’en garder que le contour, la référence, l’évocation ou l’idée, et peut-être bien finalement la synthèse. Poursuivant avec une certaine gourmandise le même objet, L’artiste minimise et effacé ses différences pour sauver sa présence.

Par le brouillage des modes de représentation et des genres, Ghislaine Vappereau parcourt, sans le moindre ustensile pictural, Le cheminement inverse pratiqué par les peintres et retrace le processus qui va de la perception à la mémoire, de la mimésis à la représentation.

Latence de l’objet et du signe, Régis Durand, 1989, Artpress 138

Ghislaine Vappereau donne à ses œuvres le nom générique de bas-reliefs – espaces qui mettent en jeu les rapports entre bi et tri-dimensionnalité, avec les tensions et les aberrations qui en résultent. Elle utilise pour cela un matériau iconographique lié à l’espace de la cuisine – du mobilier, des appareils ménagers, des carrelages des linoléums, etc. Ces objets ( usagés, récupérés) sont décomposés, aplatis sur le mur, comme soufflés par une deflagration. Mais ce travail n’a que peu de rapports avec celui des « récupérateurs ».
Ce n’est pas un art d’assemblage ni du déchet urbain, mais en fait une subtile réflexion sur l’être secret des objets, la réalité qui se cache derrière « leur apparante quiétude » .  « J’essaie, dit Ghislaine Vappereau, en manipulant leurs formes, de leur extraire ce secret ».

L’évolution de cette manipulation, qu’accompagne une réflexion sur la perspective, le plan et le volume, l’ombre et la couleur, est le fil conducteur de son travail, et sa tentative pour montrer comment, à partir de données fragmentaires ou aléatoires, cette réalité secrète persiste ou peut être reconstituée.

La fonction des choses est suspendues

Dans un premier temps, les bas-reliefs se sont donnés pour tâche de montrer comment  «  l’espace s’est raccourci à une frontalité par une décomposition des plans ». En même temps ( et ce jusqu’en 1987), l’usage de procédés perspectivistes tend à redonner aux objets une illusion de présence dans la profondeur. A partir de 1987, elle travaille sur des modes de représentation de l’espace qui n’appartiennent pas à la tradition perspectiviste classique – des procédés, par exemple, proches de ceux qu’utilisent les enfants pour figurer toutes les caractéristiques d’un objet (y compris celles qui ne sont pas visibles d’un point de vue donné). C’est ainsi qu’elle décline sur un même plan les éléments d’un objet, tout en suggérant la possibililté de reconstuire mentalement la profondeur manquante ou les parties manquantes. La masse de l’objet, par exemple, pourra être figurée par une ombre portée, une forme négative. La découpe des matériaux intervient ici comme un élément possible de compensation ou de correction, au même titre que le jeu sur les couleurs ou le carrelage ( le quadrillage) opère des effets de rapprochement ou d’éloignement entre le fond et les éléments en relief. Dans les tout derniers tableaux, la lumière joue un rôle de plus en plus important pour structurer l’espace et y faire exister les objets dans une présence formelle qui fasse signe vers la réalité. Ces travaux, réalisés à partir à partir de petites maquettes, des collages de morceaux de revêtement synthétique déchirés, montrent très clairement qu’on est ici dans l’espace de la simulation, de la fiction ( et non du simulacre, ni du réalisme). Il s’agit, à partir de fragments, de créer un effet d’objet, au travers d’une analyse de l’espace et de la lumière.

Dans un texte de 1980, intitulé La cuisine, Ghislaine Vappereau parle de sa remontée métonymique, à partir de la découverte d’une vieille casserole rouillée, vers ce qu’elle appelle  « le sentiment de cuisine » – un condensé de souvenirs d’enfance, de sensations et d’affects, dont l’évocation très proustienne a pour objet la compréhension d’un état où la fonctionnalité des choses est suspendue, où leur identité même est troublée par cette vacance provisoire, à laquelle elle donne le nom de latence. Et c’est cette latence de l’espace et des objets qu’elle cherche à retrouver dans ses travaux, ce trouble perceptif lié à la sensation de fixité du temps et à la perte momentanée du sens de la profondeur.

Cette expérience est fulgurante, et une grande partie de l’énergie de l’œuvre en découle, à travers différentes modalités plastiques. Ce sont d’abord la métaphore et le dispositif scéniques qui ont servi à reconstruire ce sentiment de latence. Dans les premières installations, les objets sont disposés frontalement dans un espace qui est celui de la « boite » perspective et théatrale classique. Ils sont certes déjà en partie disloqués, et leur volume écrasé et gauchi est, pour le spectateur, un équivalent visuel de la suspension des coordonnées perceptives.

Expérience d’une tension entre la réalité et son « abstraction »

Progressivement, entre 1984 et aujourd’hui (1989), elle s’éloigne de ce matériau fictionnel et scénographique. La source d’énergie est toujours présente, figurée par la matériau qui reste lié à l’espace de la cuisine, et par le sentiment toujors aussi fort qu’une déflagration a eu lieu, un expérience aussi profonde qu’incommunicable en tant que telle. Mais elle se trouve maintenant soumise à toutes sortes d’épreuves et de « traductions », maintenant interrogée, analysée, décomposée à travers le prisme de notions abstraites telles que la forme négative, le rapport fond/figure, plan/volume, la transparence, etc. Est-ce une mise en variation d’une intuition première, à l’aide d’un savoir et d’une série de protocoles intellectuels, comme pour canaliser et détourner la force de ce qui demeurerait autrement une expérience privée ? Sans doute. Mais cette démarche correspond aussi à une logique artistique présente d’emblée dans cette expérience ( et qui fait donc contrepoids à la pure sidération, et à l’opposition peut-être simpliste que nous étions tenté de maintenir entre une expérience « pure », pré-artistique, et son passage ultérieur dans l’œuvre). Dès le début, l’expérience est celle de la tension entre la réalité (de l’action, du temps, de l’usage) et son « abstraction » (la latence). Tout l’effort de Ghislaine Vappereau consistera à faire passer cette tension dans l’infra-mince qui sépare tableau et bas-relief, l’objet et son « ombre » géométrique, sa projection virtuelle, l’effet de rapprochement ou d’éloignement par rapport à un fond, et surtout par rapport à un regard qui, en cherchant sa place dans cette scénographie, en devient l’acteur principal.

Il y a là une analyse brillante de l’état de l’objet dans le tableau et dans l’espace aujourd’hui, et de ses rapports tant au réalisme qu’à l’abstraction. C’est aussi l’exemple d’une intuition et d’une fiction personnelles qui ont su renoncer à l’anecdote et à la théatralisation pour trouver une traduction dans le champ de l’esprit et des signes.

Ghislaine Vappereau, X. Antón Castro, Lapiz, n°58 Revista Internacional de Arte, 1989

Desde una posición que entonces, hace unos cinco años, suponía todo un reto a la vigencia incuestionable de la pintura en el sentido tradicional, los bajorrelieves de Ghislaine Vappereau rompían, y en cierta medida, se emparejaban a los precurarres del retorno al objeto, tal cual lo concebimos ahora. La actual exposición de sus trabajos – que en España fueron presentados en una colectiva de arte francés en la Feria de Arte de Valencia del 88- profundiza en la reflexión que la artista hace en torno a las relaciones de un entorno del que se ha apropiado, un mundo especial que codifica en una excepcional descontextualización un vocabulario tan cotidiano como los objetos que conforman una cocina. Reducidos, en principio, a un terreno mural en el que funcionaban como imagen pictórica, o a un espacio que les fuera propicio en todas sus dimensiones y entonces se presentaban como instalación, los muebles de cocina y los más variados accesorios: -mesas, sillas, calentadores, alacenas, platos o hasta el mismo piso de formica- fueron fragmentando cada vez más su presencia, eludiendo la narración de los comienzos a la que remitía en su obviedad reinterpretativa del pop con carácter de objet trouvé. La reductibilidad combina el desecho, armonizando pictóricamente su preexistencia y la fabricación de un espacio adecuado, participa siempre de la inquietud de una perspectiva cuyos puntos de fuga llegaron a situar en la bidimensionalidad los objetos de naturaleza escultural, aunque el trabajo de G. Vappereau participa de esa rara globalidad que acaricia la presencia de todas las manifestaciones que marcan la totalidad del arte. Y de ahí su rol paródico también, que la artista observa en sus propias reflexiones («El estado de desecho de los objetos me permite hacerles jugar un papel paródico, en el cual éstos adquieren, refiriéndose siempre a la realidad, el estatuto de signos abstractos»). Las primeras referencias a la lectura directa desaparecieron y uno puede codificar en esa disposición del fragmento del mobiliario todos los valores pictóricos tradicionales, a pesar del uso absolutamente destrivializado del material, auténtico cuerpo de una escultura que ha frontalizado su volumen en plenitud unívoca del muro o en el juego que a veces logra sustituir la apariencia con otra apariencia más real, como en el caso de una silla que actúa como eje y confluencia de todos los espacios. En cual quier caso, podemos viajar por otras profundidades, por otras sombras y por otras luces, por una geografia que nos resulta cotidiana, especie de vánitas que con un sentido exquisitamente poético logra trascender su condición de realidad para transmutarse en imagen pictórica y escultórica, reflexión irónica o paródica sobre un entorno que la artista remite a sus origenes con una voluntad y un talento altamente creativos.

X. ANTÓN CASTRO

Vappereau : El Desconcert, Catherine Grout, El guia, 1989

L’obnubilació per l’escultura ha marcat el finals dels ans 80, una escultura. però, amb peces monumentals, de vegades mixed-media, i intrigants. Es tracta d’espectacle i de despeses. Tant de bo quan s’hi arriba!, i normalment és massa tard per queixar-se dels errors que sorgeixen a les cruilles. La moda pertanv de manera natural a la demanda pública i al risc mínim pel que fa a la qualitat final, mentre que la publicitat hi és per ella mateixa.
Resulta dificil no destacar la força de les obres que sense fer gaire soroll en defugen de la norma general. Ghislaine Vappereau exposa des de fa nou anys i la seva evolució és clara, la qual cosa no sigrifica que sigui premeditada. El seu trebali és arriscat i fort; es situa entre l’humor i la revolta, entre la paradoxa i la resolució dels contraris. Davant la seva obra, sentim el desconcert dels sentits, les allusions inquietants sobre el cos humà, absent i si més no aquí.
De les escultures arriba al baix-relleu. Són formes aplicades a la paret, violenta o perversament. Estan realitzats amb material recuperats que voquen sempre el seu lloc d’orgen: la cuina. L’humor de les referències i l’ús delaten immediatament aquesta evidência. El desplaçament és continuat entre una forma i una estructura, un objecte i una image, una funció i una illusió.
Per a la representació de l’espai i de la llum, del temps i de l’home hi ha el pretext del mobiliari. És aquest un treball que cal seguir, que hauria de desbordar la intuició per a una nova parodia de la raó desraonant.
Amb el temps, les nombroses ocasions de contemplar el treball d’un mateix artista o d’una mateixa tendència fan que la receptivitar de l’espectador evolucioni: del desinterès a la incomprensió, després al desig de saber.

Catherine Grout (París)

Propositions d’approches au sujet de l’image, Catherine Grout, El Guia, 1989

« L’être de l’image est d’être perçue », Pierre Dantraique

Suggestions

L’origine des matériaux utilisés par Ghislaine Vappereau ne manque pas d’une singulière ironie. Elle est très simple: le mobilier de cuisine, et plus particulièrement la chaise. A la fonction de l’objet, s’est substitué la mémoire d’une intimité, presque une personnalisation. La chaise récupérée, abîmée, vieillie est travaillée; elle devient une recherche sur les volumes et les lignes, sur leurs qualités émotionnelles. Par une suite de déplacements, d’enlèvements et d’ajouts (gestes de sculpture), par un choix de présentation (bas-relief au mur, ou fabrication d’un socle qui prolonge les formes), la sculpture se développe. Autrement dit, il y a étude analytique des dynamiques de construction, avec un soin très attentif pour l’ombre (réelle ou simulée), car celle-ci devient couleur, plan et même volume. Puis, nous assistons, après la transformation, à la libération des formes, à leur changement de registre. Il est très étrange de ressentir l’illusion d’une figure humaine d’une manière aussi forte en regardant ses sculptures. Au delà du fait que la chaise semble garder dans nos souvenirs l’idée d’un corps assis, la sculpture est là, tel un corps particulier, une certaine attitude, voire une action. Sans aucun recours à la représentation, par la connaissance des matériaux (bois, métal, Formica, cire…) et de leurs propriétés, l’ouvre s’anime.

Catherine Grout

Ghislaine Vappereau, Annie Chevrefils Desbiolles, Art Press, mai 1989

ART PRESS 136
Mai 1989

Ghislaine Vappereau
Galerie Antoine Candau
7 mars-15 avril 1989

Les œuvres de Ghislaine Vappereau ont une construction rigoureuse, un style limpide. Pas de fioriture, pas de périphrase, rien d’inutile. L’artiste cherche sans aucun doute à poser clairement les problèmes et peut justifier chacune de ses propositions plastiques. Une telle franchise d’approche ne serait pas à relever si elle ne devenait de plus en plus rare aujourd’hui. Par contrecoup, les pièces présentées nous apparaissent trop démonstratives, trop littérales.
Depuis quelques années déjà Ghislaine Vappereau a choisi de travailler sur le thème de la cuisine. À l’origine sous forme d’installation, ses œuvres se sont progressivement détachées du sol pour devenir des bas-reliefs. Des éléments de mobilier sont découpés dans du stratifié et composés à la manière d’un collage. La chaise et la table sont actuellement les éléments privilégiés et récurrents de cette figuration. Ils nous renvoient, par métonymie, à un espace que l’artiste cherche depuis toujours à définir : un lieu dans lequel le spectateur est invité à prendre place. Ghislaine Vappereau ne parvient pas toujours et jamais pleinement à réaliser cet espace, produit par la rencontre d’un objet et de son environnement, selon certains points de vue. L’exposition cependant, en nous présentant les différents axes de réflexion de l’artiste, témoignait d’une recherche de synthèse en cours.

Annie Chevrefils Desbiolles

Ghislaine Vappereau, Philippe Piguet, L’Œil, avril 1989

Les œuvres de Ghislaine Vappereau se présentent comme des assemblages de fragments mobiliers – tables et chaises essentiellement – que l’artiste a décortiqués et qu’elle recompose en vue d’instituer une nouvelle appréhension de l’espace du réel. Le recours à des objets de rebut ne procède nullement d’une démarche d’appropriation façon nouveau réalisme, mais d’une volonté de se saisir d’éléments qui sont disponibles, c’est-à-dire offerts à un nouveau regard. Les procédures de fragmentation et de mise à plat qui gèrent l’économie de son travail sont engagées pour mettre en évidence la structure formelle que les objets qu’elle manipule portent en eux; elles visent à révéler en quelque sorte ce qu’il en est des relations étroites qu’entretiennent le réel et l’abstraction, dans le contexte d’un jeu en boucle de reconnaissance et de dénégation. Ses récents travaux mettent en valeur le rôle qu’elle accorde à l’ombre dans sa potentialité à désigner par une surface l’idée des trois dimensions : c’est que la lumière tient une place dé- terminante dans l’œuvre de Ghislaine Vappereau, parce qu’elle est un facteur qui structure l’espace, tout en dévoilant la forme intérieure des objets qu’elle accapare. L’ombre joue ici le rôle d’une assiette, au sens d’assise du mot; elle est base, sinon socle, c’est-à-dire masse. La forme du bas-relief que Vappereau a retenue pour le moment, après avoir pratiqué celle de l’installation, signale son intérêt pour tenter de créer un nouvel espace perspectif qui permette au regard de ne point céder le pas ni à la dérive de la rétine, ni à l’élucubration de la pensée.Ghislaine Vappereau accorde en effet au regard une confiance sans limite, parce qu’elle sait qu’à la différence du geste, il est à même de désigner cet intervalle entre l’objet et l’espace après lequel elle quête.

Philippe Piguet