Faire être, Laurent Pérez, 2020

L’art de Ghislaine Vappereau, dans toutes les formes qu’il adopte, est le produit des mouvements et des gestes d’un corps – le corps d’une femme – dans son environnement domestique ; un corps qui éprouve sa propre réalité dans les relations qu’il entretient avec cet environnement, et qui vérifie la réalité de cet environnement par l’usage qu’il fait des objets qui le composent ; un corps au travail, donc, qui transforme le monde qui l’entoure en même temps qu’il se laisse transformer par lui. Le sujet du corps habitant son espace traverse toute l’histoire de l’art moderne (en architecture, on pense évidemment au Modulor de Le Corbusier), et les Installations qui ont assuré la reconnaissance à Ghislaine Vappereau à la fin des années 1970 – et auquel on est tenté de revenir constamment en pensée lorsqu’on envisage son œuvre – reposaient à nouveaux frais les questions inaugurales de la modernité plastique depuis le cubisme : la distorsion des points de vue, les relations entre planéité et profondeur, l’ambiguïté des dimensions, la tension entre formes et objets. Ces cuisines mises en scène, réinventées de façon extrêmement réaliste, au moyen d’objets et de pièces de vaisselle chinées ou récupérées, inscrivaient à la fois le thème (l’objet ménager) et la pratique (le réemploi) qui nourrissent jusqu’à aujourd’hui son esthétique, au sens fort du terme d’un travail formel, reflet d’une vision du monde.

Dans les sculptures qu’elle produit actuellement, Ghislaine Vappereau est ainsi parvenue à résoudre – avec une économie de moyens qui fait signe à la fois en direction de l’art minimal et de l’efficacité du design scandinave – le problème d’un objet en trois dimensions qui soit réductible à une surface parfaitement plane. Le motif du sol carrelé met en évidence des lignes de fuite paradoxales, aussi désorientantes qu’un décor de film expressionniste allemand. L’usage récurrent, presque passionnel, du formica, et la palette réduite de couleurs pâles, mettent en évidence la singularité matérielle des objets – des chaises, élément désormais central de son vocabulaire – dont ils exhibent les vestiges. Ces sculptures prolongent les Bas-reliefs et les Sculptures frontales, où des éléments de cuisine en trois dimensions se voyaient projetés sur une surface plane, à la manière de Colères d’Arman qui auraient été lentes et calmes ; ainsi que les Sculptures des années 1990, où elle installait des éléments de chaises réduites à leur plus simple expression, à leur concept, sur des piédestaux en équilibre précaire, ou les confrontaient à des éléments puissamment verticaux, par exemple une paroi de bois couverte de cire ou un fagot de branches.

Dans la pratique de Ghislaine Vappereau, le faire – cette activité industrieuse qui s’empare du monde pour le transformer – est indissociable d’une interrogation sur l’identité des choses. L’expérience originelle – la découverte d’une casserole trouée – et le complexe qui l’accompagne – qu’est-ce qu’un objet fonctionnel qui ne répond plus à sa fonction ? – soulèvent des questions philosophiques essentielles. On pense bien sûr au paradoxe de Lichtenberg du « couteau sans lame auquel il manque le manche » – et à ses expressions contemporaines, à commencer par l’obsolescence accélérée des objets dans la société de consommation. Conduite par « l’estime qu’[elle] porte aux choses », la sculptrice dépasse ce paradoxe dans le mouvement de la création, en remettant en circulation des objets déchus : des chaises ou aussi, par exemple, des clémentines desséchées dont elle reproduit la forme à différentes échelles. Rien là d’un geste d’appropriation duchampien, qui verrait l’artiste attribuer une nouvelle identité « artistique » à un objet privé de sa fonction pratique ; mais plutôt une invitation à remettre constamment en cause le regard que nous portons sur les choses qui nous entourent. Devant certaines sculptures en métal, à la présence particulièrement imposante et aux lignes délicatement troublées, par exemple par un grillage, l’on se prend à rêver qu’on contemple la carcasse usagée, remise en état, d’une machine de Rube Goldberg, ces dispositifs aussi ingénieux qu’inutiles mobilisant une extrême sophistication pour effectuer les tâches les plus simples.

Les mille vies des objets dans l’espace et dans le temps, Ghislaine Vappereau les met en scène dans son Cortège des transfigurations et des déchéances, qu’elle actualise et rejoue à l’occasion de chaque exposition. Sur un long mur, dont elle exploite toute la hauteur, elle construit, mot à mot ou note à note comme une phrase verbale ou musicale, la succession plane de figures ou de tableaux qu’elle relance dans une nouvelle signification, sous un nouveau point de vue, dans de nouveaux rapports. Un signe y occupe généralement une place majeure : la forme déjetée, en bois, en tissu, en métal, en porcelaine ou en grès, de l’ombre projetée d’une chaise, dont le contour suggère une sorte de pantin suspendu. Sous le titre général Si peu reconnaissable, ce motif répété suscite une multitude d’associations et d’échos : les plans semblent se superposer, jusqu’à ce qu’on ne sache plus distinguer l’objet de son ombre. Mais, à son déploiement dans la longueur et en hauteur, il faut ajouter la dimension essentielle de la pesanteur.

Dès les Installations, le corps soupèse, soulève, accumule des objets qui exercent leur poids les uns sur les autres, la force de la gravité étant toujours sujette au risque de la rupture d’équilibre. Au milieu des années 2000, deux types d’installation, dont le concept, strictement observé, s’adapte toutefois avec fluidité aux lieux d’exposition, illustrent de façon spectaculaire l’exercice de la pesanteur dans la sphère domestique. Pour les unes, Ghislaine Vappereau construisait des piles d’assiettes qui envahissaient discrètement leur site comme une prolifération organique, recouvrant une chaise ou annexant l’angle d’une cheminée ; pour la série intitulée Un peu de temps à l’état pur, composée d’assiettes en porcelaine apparemment pleines, elle construisait des piles à la limite de la stabilité. Pour l’impressionnant Théâtre des pesanteurs, elle entassait des centaines d’assiettes dans d’immenses draps suspendus au plafond, mettant au défi la résistance du tissu qu’elles tendaient presque jusqu’au sol, en une démonstration aussi radicale qu’élégante, à la fois massive et pleine de tact.

Il n’est pas interdit de lire, sinon une affirmation féministe, du moins l’empreinte d’une expérience féminine, dans ces énormes piles d’assiettes, comme une vaisselle démesurée et interminable, qui symboliserait ce qu’on appelle aujourd’hui la « charge mentale ». Son caractère excessif n’est pourtant pas sans humour, tout comme, d’ailleurs, une œuvre contemporaine, reflet inversé du Théâtre des pesanteurs : Le Poêle de Descartes réunit quatre des pantins déjà évoqués, cette fois sous forme de tissus qui, au repos, rappellent nettement de vieilles serpillières, de vieux torchons déchirés, aux couleurs vives, abandonnés sur un clou ou suspendus à une corde à linge. Ces êtres déchus, une machinerie les anime, en une chorégraphie abstraite réminiscente des expériences formelles des avant-gardes, profondément émouvante dans sa capacité à inspirer un souffle de vie précaire à ces objets, au carrefour du still life et de la nature morte.

Interrogeant la notion de travail chez l’humain et les autres animaux, l’anthropologue Tim Ingold remet en cause l’importance attachée à l’intentionnalité de l’acte et à l’observance de traits culturels : l’activité d’un être vivant, conclut-il, ne saurait être définie que dans son effectuation, dans la relation réciproque de l’auteur d’un geste et de son environnement physique et social. L’art de Ghislaine Vappereau illustre cette thèse, en démontrant que notre liberté et que notre identité ne sont rien d’autre que notre capacité à entretenir des relations riches, à bricoler, à imaginer, avec ce que nous avons sous la main, à faire être des objets vivants.

Laurent Perez