Centre d’arts plastiques de Villefranche-sur-Saône, Françoise Bataillon, février 1988

Si la prédilection de Ghislaine Vappereau pour le mobilier de cuisine est à l’origine probablement signifiant – on pourrait prendre l’œuvre comme prétexte pour discourir sur la fonction sociale de la cuisine, à signification symbolique, ou sur l’évolution de son ameublement choisir des objets abandonnés, déchus de leur fonction, salis, abimés, prévient toute méprise. Le malaise que déclenchent certaines surfaces crasseuses concerne l’obsession de la propreté, et là encore c’est une autre histoire.

Il faut donc percevoir ces objets ordinaires comme les mots d’un vocabulaire plastique – vocabulaire familier puisqu’il se réfère à une réalité que limagination va convertir en signes. Tables ou sols (l’objet-réalité) deviennent dès lors formes, couleurs et matériaux (l’objet-signe). Si a composition finale est une abstraction, elle garde un ancrage dans le monde extérieur. De la mise en scène frontale des premières scénographies… aux récents bas-reliefs, nous comprenons que les préoccupations de G. Vappereau sont relatives à la perspective. Tridimensionnelles et statiques, les installations du début évoquent la perspective classique de la Renaissance. Puis un mouvement S amorce, le mobilier se désarticule, bascule, éclate pour finalement s’écraser et se concentrer sur une surface, dans une pose figée, ironique ou cocasse… c’est selon.

De la profondeur réelle à la profondeur suggérée, du volume au plan, l’espace perspectif s’est modifié et dynamisé.

Par le choix du bas-relief et par ses perspectives « affectives », G. Vappereau soulève en filigrane une problématique de peintre. Le déplacement du spectateur n’est pas physique – ce qui est le propre de la sculpture – mais mental ; laconnivence du regard reconstitue l’objet démonté. La couleur déplace virtuellement les plans tout en rivalisant avec le relief effectif. Le motif quadrillé produit un système où répétitions et ruptures marquent le rythme, fragmentent le temps. Quant à l’agencement des surfaces, lignes, impressions décoratives, il pourrait renvoyer aux recherches de Matisse, à savoir retranscrire la troisième dimension sur le plan.

Quoique dans une position équivoque, Ghislaine Vappereau n’est pas peintre pour autant. À preuve, la lumière qui réapparaît dans ses dernières pièces sculpte l’espace et nous soumet un nouveau « sentiment de cuisine ».

Françoise BATAILLON

Ghislaine Vappereau : manière de cuisine, Maïten Bouisset, Le Matin, 1987

Dans Le Matin n° 3150, samedi et dimanche 19 avril 1987

Ghislaine Vappereau est apparue sur la scène artistique en 1980 lors de la Biennale de Paris. Elle exposait une cuisine, où plutôt comme elle disait à l’époque, « le sentiment d’une cuisine » Chaque objet présenté et mis en scène était un objet récupéré au cours d’une longue dérive du petit jour autour des poubelles et des décharges.

Ghislaine Vappereau se sert encore aujourd’hui du même type d’objets. Simplement elle les a écrasés, disloqués et mis au mur. Ainsi, fragments de linoléum, tables, chaises, portes de placard en Formica, dessus de cuisinière à gaz sollicitent bien sûr la mémoire du regardeur quant aux rapports qu’il peut entretenir avec une cuisine. Ils agissent aussi, et c’est là l’important, en tant que formes et couleurs en un certain ordre assemblées s’inscrivant remarquablement dans le seul domaine du fait plastique.

Maïten Bouisset

Ghislaine Vappereau, Alain David, Vogue, mars 1987

Patiner est pour le sculpteur l’acte qui lui permet, par la caresse, le frottement, d’apprivoiser la matière. Chez Ghislaine Vappereau, c’est le vécu de l’objet qui est la patine. Questionnement de ce vécu qui n’appartient pas à l’artiste, mais à la vie de l’objet avant sa récupération. Trouble qui nous saisissait devant ses reconstitutions de cuisines, lieux alchimiques de nos maisons. Théâtre de notre mémoire, pièce reconnue de notre enfance. Elle place sur un plan vertical ses éléments aplatis, ses meubles désarticulés, créant un rapport de la forme colorée avec le fond. Interrogeant ce rapport, elle nous renvoie à une peinture byzantine, matissienne. Et c’est là sans doute la particularité de sa démarche. Développer une préoccupation plastique rigoureuse en utilisant le déchu, le banal, le dérisoire. La plaque de plastique devient ondulation colorée, le broc aplati citation cubiste, et le linoléum usé moment de fresque redécouverte.

Alain David

Jeune Sculpture at Port Austerlitz, Virginia Whiles Serreau, Artscribe International, 1986

Dans Artscribe International n° 59, September-October 1986

 Several current and forthcoming shows reveal a new vitality in contemporary French sculpture. The annual « Jeune Sculpture » exhibition, sited alongside the Seine in the dockyards of Port Austerlitz, confirms a certain tendency towards « scenographic » sculpture: a mise-en-scène of various pieces, concerned more with order in space and inter-relationships, than with the primacy of the autonomous object. Two artists stood out: Ghislaine Vappereau for her kitchen scenes, disorientating decors assembled with three-dimensional collages of scrap machines and gadgets framed by decrepit lino; a macabre museum of domesticity. Nicolas Herubel for his sacred precinct: a tiled mosaic mound surmounted by an elegant wrought-iron railing, pomp with- out circumstance. Despite the obvious contrasts, these two pieces share a strong theatrical aspect; with their dislocation of contexts and in the marked absence of any protagonists they suggest a sense of the ridiculous, of the purposelessness of it all, like a visual metaphor for a Beckett text.

 Virginia Whiles Serreau

Ghislaine Vappereau, Régis Durand, Art Press, 1985

Paru dans Art Press, sept.-oct. 1985

Exposition Ghislaine Vappereau à la Galerie Garnier

Ghislaine Vappereau poursuit depuis plusieurs années (on avait pu le voir à l’avant-dernière Biennale) un travail sur la cuisine ou plutôt sur ce qu’elle appelle le sentiment de cuisine. Au départ, il s’agit d’installations, empilements d’objets de récupération, où frontalité et profondeur créaient une dramaturgie du lieu. Aujourd’hui, il s’agit de rechercher une expression plastique d’une abstraction ou d’une quintessence du lieu, par l’agencement en bas-reliefs d’objets récupérés (éléments de mobilier ou d’appareils ménagers) ou fabriqués (les motifs géométriques, les carreaux qui servent sou vent d’arrière-plan à ces compositions). C’est un travail qui n’a pas grand chose en commun avec le collage ou le Pop, mais qui constitue au contraire une réflexion sur le volume et la perspective, le volume et la couleur, et la manière dont ils sont perçus par le regard changeant du spectateur. Il y a là beaucoup de violence : dans la tension affective et temporelle qui règne dans la cuisine ce que Ghislaine Vappereau appelle sa latence), dans sa charge de patience et de frustration aussi, et enfin, plastiquement, dans la manière dont, quittant la sécurité du volume perspectiviste et sténographique, les éléments s’écrasent contre le mur, comme plaqués par une déflagration. Voici un travail d’une grande richesse et d’une très grande intégrité, appuyé sur une démarche et un usage du matériau très rigoureux, bien supérieur à mon sens aux élégants presque-riens qui sont à la mode en ce moment à Paris…

Régis Durand

Ghislaine Vappereau, Philippe Nottin, Kanal magazine, mars 1985

GHISLAINE VAPPEREAU

A l’origine de ces agencements de meubles et objets de cuisine, une petite casserole émaillée bleue et blanche, érodée comme une aïeule. Vestige d’un temps englouti, elle a déclenché un lent processus de reconstruction, un jeu ininterrompu entre les couleurs, les volumes, les matériaux. Leur mélange se résume en un « sentiment de la cuisine ». Pour remplacer les pièces manquantes du puzzle, Ghislaine Vappereau est allée dénicher des horloges électriques, des buffets, des « frigo » aux portières de Buick, pur Barbes des années 50, les années de sa petite enfance. Déjà dans les premières installations, le jeu des plans successifs, la couleur et la lumière créaient un espace fictif. Les objets perdaient leur valeur d’usage et la cuisine retrouvait son état de « latence ». Pax-Pax-Pax ! Paic ! Cif-Cif ! Les détersifs jetaient des pépiements d’oiseaux !…

Diorama plutôt qu’environnement, la cuisine était perçue d’une manière frontale. Par la suite, les perspectives ont basculé, comme si notre œil voyageait à l’intérieur de l’espace créé.

Les « bas-reliefs » présentés à Amiens portent encore le terme générique de cuisine, mais le temps s’est condensé, l’espace raccourci. L’écrasement des plans, la presque mise à plat, s’organisent d’une manière violemment synthétique. En s’arrachant au sol, le mobilier à présent disloqué n’est pas entré en état d’apesanteur. Des tensions nouvelles soumettent les formes aux lois de la gravitation, les étirent, les déportent sur deux plans à la fois. En passant du sol au mur, le carrelage omniprésent structure l’espace. Peinture autant que sculpture, le travail de Ghislaine Vappereau est d’une rare qualité. Tout est parfaitement pensé, maîtrisé, sans jamais perdre de sa poésie. Il devrait retenir l’attention des meilleures galeries.

Philippe Nottin

Galerie Garnier
24, rue Dusevel
80000 Amiens

La cuisine, le point de vue, Ramon Tio Bellido, 1985

Sans nul doute, les « cuisines » de Ghislaine Vappereau se présentent comme telles, mais elles sont bien davantage aussi.

Il y a la une intention à infirmer une reconnaissance, il y est déjà question d’un trouble, que Ghislaine Vappereau qualifie elle-même de « sentiment de cuisine ».

Un tel sentiment implique la permission du geste créateur à informer bien au-delà de la seule présence de matières, de ces objets ou de ces éléments qui contiennent en retour la charge émotionnelle qui a présidé leur choix.

Ce sentiment invalide de suite l’ordre d’une collection, il n’est pas question ici de nostalgique nomenclature ou de l’absurdité impensable d’une quelconque ethnographie.

Les « cuisines » en question sont d’un tout autre ordre, parce qu’elles se présentent dans l’ordre singulier d’un agencement, d’une fabrique qui en font la conjonction évidente d’une œuvre d’assemblage et d’une œuvre dramaturgique.

C’est de cet arrangement, de cette reconstruction que proviennent ce sentiment de poésie ce discours sensible, un espace de fiction, un point de vue particulier, comme peut l’énoncer d’emblée une « perspective ».

Et d’ailleurs, les premières « cuisines » qu’a confectionnées Ghislaine Vappereau étaient-elles tenues à distance, dans une relation de vision où s’emphatisait un lieu clos – celui de l’expérience visuelle et tactile – que soulignaient un éclairage, la ponctuation de certains éléments entre eux, le rythme d’une dominante colorée (la « cuisine jaune », la « cuisine blanche » ). Bien sûr ne peut-on ignorer la tangible destitution des objets, ces traces d’érosion, ces formes ébréchées, les charnières disjointes, qui sans aucune symbolique s’imposent comme un « recyclage artistique ».

Ce n’est pas innocemment que l’on évoque ici un des préceptes des artistes « pop » et nommément la pensée de Rauschenberg. Mais là où celui-ci se contentait de réclamer la nécessité d’introduire de la réalité dans l’art, de rapprocher au plus près ces deux termes antinomiques, Ghislaine Vappereau procède dans un déplacement où l’objet, la « cuisine » n’est que le reflet, c’est-à-dire le concept ou la quintessence, de ce qu’il désigne.

Sans doute n’est-il plus l’heure dans ce cas de solliciter la réalité comme une possible syntaxe qui relèverait de la signalétique, comme la capitalisation démonstrative des propriétés matérielles et sensibles de cette réalité. Celle-ci est devenue factice, ou plutôt, prétexte, et ce dont il s’agit avant tout est bien de « placer un certain nombre d’éléments dans un ordre déterminé – comme l’on assigne une place exacte aux figures sur un damier de jeux pour livrer un commentaire à chaque fois différent et irrécusable.

Cette résolution de mise en page, et donc de lecture, trouve confirmation dans la sollicitation chaque jour plus importante que Ghislaine Vappereau accorde aux carrelages et aux décors géométriques. Ceux-ci jouent de plus en plus le ton sur ton, ils solidifient et homogénéisent l’espace qui enserre l’idée physique de la « cuisine ».

Et force est de constater que ce fond œuvrant comme butoir nous renvoie à la question fondamentale d’une « perspective » et d’un « point de vue’.

C’est en toute logique que les objets vont s’accoler davantage sur ce support, s’y aplatir. Mais si le fondement de cette fiction se constituait au préalable sur une tension, le commentaire aujourd’hui prend le parti plus douloureux et néanmoins légitime d’une distorsion.

Les scénographies muettes et graves qu’induisaient les premières installations, où tout l’agencement aidait à une aspiration, à une focalisation dramatique vers un intérieur ou un écran  physiquement inatteignable doit alors se retourner, se renverser, pour conserver toute sa charge dramatique.

Dès lors que les objets semblent libérés d’un espace, en surgir et approcher le danger de leur préhension, la contrainte de leur dislocation, devient nécessaire, en gauchissant leur point de vue, en inversant leur logique perspectiviste, qui les habille encore d’une dénomination, les maintient toujours dans un statut différent. Peut-être est-il impossible d’appliquer ici des catégories telles que sculpture ou bas-relief, ou le désir d’une certaine bi-dimensionnalité qui aurait des affinités précises avec un devenir de peinture ?

Certes Ghislaine Vappereau « fabrique » elle-même ses damiers, ses pastiches de nappes et de carrelages sur lesquels s’ordonnent toujours tables, chaises et tabourets; certes ces assemblages ne se maquillent plus dans des coloris ambiants, dans des camaïeux subtils, et ils se montrent avec une toute autre crudité. Certes, il y aurait là davantage de picturalité, comme si les objets, perdant leur volume, regagnaient leur couleur. (Mais quoi de plus artificiel et arbitraire que la couleur d’un objet ?).

De fait, ce que Ghislaine Vappereau poursuit ici est encore ce « sentiment » de cuisine, sa représentation, elle échafaude encore une mise en scène, une spéculation visuelle, qui, connaissant l’importance du point de vue, prouve de manière sensible les conditions de son spectaculaire.

Ramon Tio Bellido

La cuisine, 1979

La cuisine est née à la suite de la découverte d’une casserole émaillée bleue, percée. Sa forme correspondait à une marmite, mais sa taille est si réduite qu’aucun mot ne la nommait, aucune formule ne lui convenait parfaitement. De ce fait, redoublant l’abstraction de son état de déchet, elle faisait appel à une autre abstraction, car elle existait en dehors de toute formulation. Cette double abstraction, la perte d’une fonction et le manque de désignation, a déclenché un parcours : le sentiment de cuisine.

J’ai cherché à restituer à l’aide d’objets défectueux trouvés et de casseroles fabriquées, l’atmosphère de la cuisine surprise, l’après-midi ou la nuit, dans son état d’inaction, ce que j’appelle : latence. La cuisine impose une sensation de fixité du temps. L’instant figé, mis en suspens, ne se justifie plus dans une succession en situant son sens sur une trajectoire. Il s’extrait d’un enchaînement et l’instant seul doit nous livrer son sens.

Par la latence, par la fixité du temps, la cuisine a perdu sa fonction utilitaire et trouble sa reconnaissance. Et, de même qu’elle réduit sa réalité à une notion, elle entraîne l’observateur à porter sur lui-même un regard synthétique, à faire une sorte de bilan.

Ghislaine Vappereau – 1979

Voir les œuvres

L’irréductibilité des Objets, Claude Engelbach, 1980

La cuisine  Maison de la culture d’Amiens 1980

« Non pas le spectacle qu’elle offrirait au regard, puisque rien ne bouge, rien ne se passe que dans un remuement au fond de nous-mêmes. Mais, un peu, la cuisine telle qu’en elle même… Ghislaine vappereau nous la restitue en son temps suspendu au bout d’une lente approche, insaisissable à un regard superficiel. A déchiffrer. On veut toujours aller trop vite, forcer les objets à dire, à rentrer dans le jeu de nos discours, et continuer à servir ! Les voici dans leur irréductibilité, ultimes, hors d’usages, mais tout repart d’eux. Avec eux est recomposé la trame des instants et des jours faite des brillances de la mémoire et de la poussière du temps. Les objets se délivrent lentement. Ils ont encore quelque peu la forme de leur fonction, au-delà de l’usure, ils chantent de vieux refrains, et surtout ils ont vu, beaucoup vu. Car pour reprendre un titre d’Estaunié, « les choses voient ».

Qu’adviendra-t-il ? toute œuvre est une énigme. Rencontrerons-nous les autres ou nous-mêmes ? Machine, à retrouver le temps. Tel est aussilesens du travail de Ghislaine Vappereau. Machine lente, peut-être à retardement.

Claude Engelbach – Mai 1980