Traquer les choses, Élisabeth Milon, 1998

Publié à l’occasion de l’exposition traquer les choses, le trapèze université de Picardie Jules Verne, Amiens.

La sculpture, parce qu’elle partage l’espace où physiquement nous nous situons, habite de fait le territoire de notre réalité. Elle est alors, sans doute, le mode de représentation le plus immédiat pour questionner le réel, ou ce qui, dans le réel fait corps, poids, volume, masse, texture, c’est à dire présence.  C’est un « sentiment de réel », tel que l’artiste le nomme elle-même, qui se joue dans ses sculptures, né d’une hésitation que nous y avons à y reconnaître autant le probable que l’incongruité des objets. C’est, pourrait-on dire, cet écart entre effet de réel et effet de sculpture (soit une transmutation par des signes abstraits) qu’investit cette œuvre.

Les différents moments de ce travail, depuis les installations des cuisines des années 80 jusqu’aux rondes-bosses actuelles, se définissent comme des déplacements successifs de points de vue, de codes et de procédures propres à la sculpture.

En 1976, une petite casserole bleue trouvée dans l’herbe sert de déclencheur à ce questionnement du réel que souhaite poser Ghislaine Vappereau par l’intermédiaire direct, dans un premier temps, des objets. Une quête des objets abandonnés, déchus, vacants de toute fonction se met alors en place (1976-89) avec une prédilection portée à ceux qui appartiennent à l’un des espaces les plus intimes et communs à notre vécu, la cuisine. Ainsi, naissent les installations de cuisine (1976-83) qui se présentent comme des scénographies frontales, posées dans ce qui n’est pas sans rappeler les boites perspectivistes. Là, les objets et ustensiles s’entassent, ainsi que leur usure et leur dérisoire désuet. Une lumière naturaliste leur conférant une authentification, on pourrait les croire avoir été abandonné tel quel. Si ce n’était notre impossibilité à y pénétrer (toujours renvoyés à notre place de spectateur frontal), ce trop de l’accumulation, cette lumière impassible au temps qui passe. Ces installations ne sont pas des leurres mais des fictions capables de nous faire mesurer l’écart entre le réel et sa représentation. C’est cette dualité entretenue qui provoque en nous un sentiment de latence des choses et du temps comme un léger vertige.

Après avoir opéré un travail de projection distordant les objets, l’artiste entreprend des séries de bas-reliefs et de collages (1984-89). Compositions faites de bribes déchirées ou découpées de linoléums, de formica et de bois, ces bas reliefs dessinent comme des cartographies de tables dont les masses et les volumes se résolvent dans un plan. Cette tension, déjà ressentie dans les premières installations, entre le pictural (la frontalité, le plan) et le sculptural (la tridimensionnalité) s’accomplit ici. Art du figuratif, certains éléments se nomment d’emblée (un tiroir, une forme de piètement, etc.), mais ce sont aussi les matériaux et leur articulation qui impliquent notre adhésion sensible à reconnaître les objets qu’ils convoquent. Ces bas reliefs, parce qu’ils sont découpes, portent déjà en eux cette propension à se faire l’ombre de leurs référents.

La série des chaises (1989-91), déformées et écrasées, contorsionnées en des poses parfois ironiques (ironie née de leur tendance anthropomorphique), engagent l’opacité de l’ombre projetée à faire socle. L’ombre devient masse et volume, intériorisant l’essentiel de l’objet et le conduisant vers son analyse abstraite. Les sculptures sont alors prises entre la pleine présence de l’objet et son négatif. Il y aurait à s’interroger plus amplement sur cette part de l’ombre ou de la forme négative dans le travail de Ghislaine Vappereau, car comment ne pas envisager dans son premier geste de collecte d’objets délaissés, le désir d’appréhender le réel par sa part négative, rejetée, projetée dans un hors-champ de fonctionnalité, de presque abstraction.

Les chaises apportaient avec elles une nouvelle texture, la cire, dialoguant avec l’aspect et le vivant du bois. La cire à la coloration délicate, vient revêtir la surface des sculptures, les envelopper d’une sorte de peau translucide et sensible à la lumière.

Partant de l’ombre qui met à plat les objets, Ghislaine Vappereau réalise en 1992, une sculpture de grandes dimensions qui se présente comme un tronc, coupé à hauteur du regard par un plateau. Faite de bois, de plâtre et de résine, elle est recouverte de cire. Qu’on en fasse le tour, elle reste imperturbable dans son autorité et pourtant différentes dans ses contours à chaque point de vue que l’on choisit. Elle vient barrer l’espace et arrêter notre regard. Mais on croit y reconnaître, sans pouvoir les nommer précisément, des résurgences anthropomorphiques ou zoomorphiques, végétales ou organiques. C’est selon ces nouvelles modalités de figures incertaines que les œuvres vont poursuivre cette oscillation entre reconnaissance et dénégation, entre le probable et l’incongru. Ainsi les dernières sculptures disposent avec malice de leurs appendices qui sont pour nous autant de nez, trompes, antennes et sexes et dont le grillage modelé garde la malléabilité de la terre. Frondeuses et moqueuses, ces sculptures laissent en suspens notre décision, nous renvoyant à une inéluctable indétermination. Tout comme ces céramiques qui prennent à rebours la forme et la matière par leurs colombins montés verticalement, à contresens des lois habituelles.

C’est bien parce que la sculpture construit sa propre fiction, porte en elle, par ses jeux de formes et de matières, une force d’abstraction, qu’elle instaure une dualité avec le réel, intriguant avec l’équilibre (des formes) et le déséquilibre ( de la perception).