Si peu reconnaissable, Maison de la Culture d’Amiens, Olivier Grasser, 2004

Depuis toujours, le réel constitue une source de questionnements artistiques. Théâtre des apparences et de leur prétendue vérité, les artistes l’ont constamment sondé et analysé, démonté puis reconstruit, projeté et fantasmé. Mais qu’il l’aborde avec déférence ou qu’il le conteste avec âpreté, ce que l’homme circonscrit dans ses mises en cause du réel, c’est l’étendue de son doute face à la tentation des certitudes. Pour Ghislaine Vappereau, le réel est à la fois un environnement à la fois familier et étrange. En constante reformulation, il nourrit une démarche de sculpture fondée autant sur l’interrogation des apparences que sur la compréhension des dynamiques invisibles. Ce réel de référence est inscrit dans les objets quotidiens, dans leur présence mystérieuse, dans leur matérialité. Car finalement, il s’apparente peut-être davantage à un espace mental que physique, vaste et diffus, propice à toutes les interprétations, dont seule la forme arrêtée et précise des objets permet peut-être de saisir un soupçon. Plus qu’aux signes d’une magnificence glorieuse, Ghislaine Vappereau est attachée à la pauvreté et à l’humilité des déchets et des rebuts. Car sans grandiloquence ni artifice, ils portent humblement les traces inexorables du temps. Et sous le mutisme qui engloutit les vestiges de leur fonction évanouie, dorment en germe des fictions aléatoires que l’artiste peut inventer, activer, faire surgir.

Ainsi pour Ghislaine vappereau, les objets les plus simples sont à la fois prétexte, matériau et sujet d’une sculpture qui explore la complexité, la fugacité et la capacité de la réalité à déjouer les certitudes. Ses œuvres explorent les possibles du contour et du volume, de l’enveloppe et de la profondeur. Conjuguant gestes et matériaux, elle invite le regard à visiter et à éventuellement reconnaître ce contexte « si peu reconnaissable » du réel : leur surface et leur masse ambigües dans l’espace induisent des expériences singulières de perception. Pour elle, transfigurés et défigurés, les objets composent un espace physique et mental à la fois décryptable et décalé qui questionne l’essence du monde.

Tout le travail de ghislaine Vappereau interroge la manière dont le sens et la conscience, dans des temps propres mais conjugués l’un à l’autre, perçoivent et analysent l’environnement proche du quotidien.

Dans les années 80, l’univers domestique de la cuisine lui inspire ses premières installations. Dans des caissons autonomes et mobile, elle reproduit à m’échelle réelle, avec d’authentiques ustensiles et des éléments usagés de mobilier, le décor de vieilles cuisines encombrées d’amoncellements de vaisselles patiemment recréés. Les cuisines se donnent à voir « naturellement » insérées dans l’architecture de l’espace d’exposition ou au travers d’une lucarne qui canalise le regard. D’un espace privé où la distance de la scène sociale autorise un désordre spontané, Ghislaine Vappereau fait une œuvre théâtrale d’une parfaite mais troublante illusion. Aux Cuisines ambigües succèdent des bas-reliefs et des sculptures de tables et de chaises amalgamés en plans successifs, rabattus les uns sur les autres. Bousculant les règles de la perspective, ces œuvres condensent l’espace, creusent le mur auquel elles sont adossées, reconstruisent avec ironie une banalité ordinairement négligée. Plus tard, une mandarine oubliée tout un hiver dans un recoin puis redécouverte, desséchée et rabougrie, ajoute à la question de la durée de la perception celle de l’inscription des effets du temps dans les objets. La série des mine de rien est une variation sur la forme indéfinissable du fruit racorni, sur les tensions et les torsions que le desséchement fait subir aux chairs, traduites en colombins de terre nerveusement modelés. Le recroquevillement du fruit sur lui-même induit le défilement du temps, le présent éphémère, l’angoisse de la mort, la vitalité de l’être et sa capacité à résister. Dans si peu reconnaissable,  l’ensemble récent qui donne son titre à l’exposition, Ghislaine Vappereau reprend la forme de la chaise. Elle se décline ici en plans simples, découpés dans le bois, le tissu ou le grillage. En positif ou en négatif, suspendues et mobiles dans l’espace, les formes se composent et se défont, apparaissent ou disparaissent, selon qu’elles se présentent frontalement ou de profil. Leurs contours et leurs ombres se démentent mutuellement, les silhouettes de chaises évoquent des silhouettes humaines, des pantins dégingandés prêts à s’animer en mouvements saccadés de plans et d’ombres projetées. Enfin des piles d’assiettes blanches en plâtre et porcelaine s’amoncellent en équilibres instables, vacillent, invitent à retenir son souffle, dénoncent une fragilité inquiétante et retenue.

D’œuvre en œuvre, d’installations en bas-reliefs, de ronde-bosses en assemblages, Ghislaine Vappereau convoque et multiplie les références à la sculpture, les confronte à celles de la peinture. Elle jongle avec la capacité de l’art à renouveler les modes de vision, sans jamais cesser d’interroger les gestes et procédures qui définissent, élargissent et transcendent le champ de la sculpture.

Les fausses perspectives des bas-reliefs caricaturent avec humour les codes mis en place à la Renaissance pour représenter mimétiquement les trois dimensions du réel sur le plan du tableau. Elles évoquent les anamorphoses qui, dès le XVIème siècle, permettaient de combiner ces codes et leurs contraires en des œuvres  dont le propos était de commenter l’arbitraire. Les formes de certaines sculptures ou des piles d’assiettes sont un clin d’œil à l’esprit de synthèse développé par Brancusi et par le cubisme de Picasso et Braque. Elles réitèrent le geste de l’assemblage, technique de sculpture que la modernité a fait sienne parce qu’elle permettait de représenter avec pertinence un monde en mouvement par le raccourci et la juxtaposition. Enfin l’usage d’objets manufacturés et simplement déplacés n’est pas sans faire écho au vœu du Nouveau Réalisme et du Pop Art de réduire le fossé entre l’art et la vie, ni à la pratique des artistes anglais et allemands des années 80 d’une reconfiguration d’une réalité ironiquement décalée. Ces résurgences de références à l’histoire de l’art pourraient sembler anachroniques en un temps où la création affiche souvent un déni de la mémoire, une indétermination et un inachèvement des formes, tout cela justifié par un goût frénétique pour l’instant et ses effacements à répétition. Portant l’œuvre de Ghislaine Vappereau se pose comme un face-à-face avec le présent, un présent en métamorphose entre le passé et l’à venir, et que seule garantit la faille qu’y creusent la mémoire et la pensée. Le travail de Ghislaine Vappereau désigne un présent qui s’actualise dans l’expérience de formes, d’objets et de situations sans ne jamais révéler aucune vérité.

Ghislaine Vappereau conçoit des formes non définitives et permutables, comme les facettes possibles d’une intériorité mystérieuse. Une chaise est autant sa silhouette découpée dans le bois qu’une dépouille  de tissu mollement suspendue ou sa forme en négatif.  Ou encore cette marionnette prête à s’animer. L’ombre, que la lumière ou un simple déplacement d’air modifient si facilement, en serait son dernier et hypothétique recours. Marcel Duchamp,  à l’aune des recherches scientifiques de son époque, n’a-t-il pas considéré la réalité comme l’ombre portée et la projection en trois dimensions d’un espace virtuel et mental à quatre dimensions ? Et Joseph Kosuth, soucieux dans les années 60 de définir l’art par le concept se demandait ce qu’était une chaise : l’objet lui-même, sa photographie ou sa définition par le langage ? Ainsi pour Ghislaine Vappereau,  aucun objet ne se résout à son enveloppe, aucune forme ne se suffit par le dessin de son contour. Le mot « objet » lui-même est peut-être déjà trop précis pour décrire une telle indétermination. Ghislaine vappereau ne donne pas des objets une image fixe. Elle en privilégie une  expérience progressive de la perception plutôt qu’un spectacle transcendant et contemplatif. La mandarine  rabougrie des mine de rien  se transmute en des échelles différentes. Elle résonne dans une succession d’apparitions, de surgissements et de matérialisations. Au fil des variations, la sculpture s’éprouve par l’aspect de son matériau et par son rapport à la lumière, par la sensation de sa masse. Comme l’art minimal avec ses proportions géométriques en situation  dans l’espace, les formes instables de Ghislaine vappereau invitent au déplacement, au contournement, à la caresse du regard. Suspendues, posées, dressées, ses sculptures sont un effort à s’échapper de l’horizon pérenne d’une stabilité menaçante. Elles définissent en creux une mesure  pour le corps et un siège pour la pensée. Elles induisent des allers-retours entre impressions physiques, images mentales et pensée. Elles font du présent de l’expérience artistique le lieu d’un désir, d’une réunification du corps et de l’esprit. On ne verra jamais la pile d’assiettes s’écraser sur le sol, on en vivra qu’une anticipation fantasmée et la menace du fracas.

Pour Ghislaine Vappereau, l’art se pose en équivalence du réel et la sculpture en équivalence à la profondeur indéfinie et inaccessible du monde. Comme Cézanne cherchait  par l’exploration de la touche et du médium à rendre en peinture la structure tellurique de la nature et du paysage, Proust tentait par l’écriture de signifier le vécu et les rythmes intérieurs du temps. Avec la conscience de cet héritage, Ghislaine vappereau manipule à contre-pied l’espace, les techniques et les matériaux de la sculpture. Dans le respect de leurs caractéristiques physiques, elle s’attache à plier les matériaux à son souci d’une perfection à venir à la fois singulière et décalée, inattendue. Colombins érigée verticalement, remodelages des objets de la réalité et volumes de métal étrangement sans masse créent un langage adéquat à tisser le fil et le suspens du temps dans la mémoire, à signifier la réalité comme une abstraction.