Latence de l’objet et du signe, Régis Durand, 1989, Artpress 138

Ghislaine Vappereau donne à ses œuvres le nom générique de bas-reliefs – espaces qui mettent en jeu les rapports entre bi et tri-dimensionnalité, avec les tensions et les aberrations qui en résultent. Elle utilise pour cela un matériau iconographique lié à l’espace de la cuisine – du mobilier, des appareils ménagers, des carrelages des linoléums, etc. Ces objets ( usagés, récupérés) sont décomposés, aplatis sur le mur, comme soufflés par une deflagration. Mais ce travail n’a que peu de rapports avec celui des « récupérateurs ».
Ce n’est pas un art d’assemblage ni du déchet urbain, mais en fait une subtile réflexion sur l’être secret des objets, la réalité qui se cache derrière « leur apparante quiétude » .  « J’essaie, dit Ghislaine Vappereau, en manipulant leurs formes, de leur extraire ce secret ».

L’évolution de cette manipulation, qu’accompagne une réflexion sur la perspective, le plan et le volume, l’ombre et la couleur, est le fil conducteur de son travail, et sa tentative pour montrer comment, à partir de données fragmentaires ou aléatoires, cette réalité secrète persiste ou peut être reconstituée.

La fonction des choses est suspendues

Dans un premier temps, les bas-reliefs se sont donnés pour tâche de montrer comment  «  l’espace s’est raccourci à une frontalité par une décomposition des plans ». En même temps ( et ce jusqu’en 1987), l’usage de procédés perspectivistes tend à redonner aux objets une illusion de présence dans la profondeur. A partir de 1987, elle travaille sur des modes de représentation de l’espace qui n’appartiennent pas à la tradition perspectiviste classique – des procédés, par exemple, proches de ceux qu’utilisent les enfants pour figurer toutes les caractéristiques d’un objet (y compris celles qui ne sont pas visibles d’un point de vue donné). C’est ainsi qu’elle décline sur un même plan les éléments d’un objet, tout en suggérant la possibililté de reconstuire mentalement la profondeur manquante ou les parties manquantes. La masse de l’objet, par exemple, pourra être figurée par une ombre portée, une forme négative. La découpe des matériaux intervient ici comme un élément possible de compensation ou de correction, au même titre que le jeu sur les couleurs ou le carrelage ( le quadrillage) opère des effets de rapprochement ou d’éloignement entre le fond et les éléments en relief. Dans les tout derniers tableaux, la lumière joue un rôle de plus en plus important pour structurer l’espace et y faire exister les objets dans une présence formelle qui fasse signe vers la réalité. Ces travaux, réalisés à partir à partir de petites maquettes, des collages de morceaux de revêtement synthétique déchirés, montrent très clairement qu’on est ici dans l’espace de la simulation, de la fiction ( et non du simulacre, ni du réalisme). Il s’agit, à partir de fragments, de créer un effet d’objet, au travers d’une analyse de l’espace et de la lumière.

Dans un texte de 1980, intitulé La cuisine, Ghislaine Vappereau parle de sa remontée métonymique, à partir de la découverte d’une vieille casserole rouillée, vers ce qu’elle appelle  « le sentiment de cuisine » – un condensé de souvenirs d’enfance, de sensations et d’affects, dont l’évocation très proustienne a pour objet la compréhension d’un état où la fonctionnalité des choses est suspendue, où leur identité même est troublée par cette vacance provisoire, à laquelle elle donne le nom de latence. Et c’est cette latence de l’espace et des objets qu’elle cherche à retrouver dans ses travaux, ce trouble perceptif lié à la sensation de fixité du temps et à la perte momentanée du sens de la profondeur.

Cette expérience est fulgurante, et une grande partie de l’énergie de l’œuvre en découle, à travers différentes modalités plastiques. Ce sont d’abord la métaphore et le dispositif scéniques qui ont servi à reconstruire ce sentiment de latence. Dans les premières installations, les objets sont disposés frontalement dans un espace qui est celui de la « boite » perspective et théatrale classique. Ils sont certes déjà en partie disloqués, et leur volume écrasé et gauchi est, pour le spectateur, un équivalent visuel de la suspension des coordonnées perceptives.

Expérience d’une tension entre la réalité et son « abstraction »

Progressivement, entre 1984 et aujourd’hui (1989), elle s’éloigne de ce matériau fictionnel et scénographique. La source d’énergie est toujours présente, figurée par la matériau qui reste lié à l’espace de la cuisine, et par le sentiment toujors aussi fort qu’une déflagration a eu lieu, un expérience aussi profonde qu’incommunicable en tant que telle. Mais elle se trouve maintenant soumise à toutes sortes d’épreuves et de « traductions », maintenant interrogée, analysée, décomposée à travers le prisme de notions abstraites telles que la forme négative, le rapport fond/figure, plan/volume, la transparence, etc. Est-ce une mise en variation d’une intuition première, à l’aide d’un savoir et d’une série de protocoles intellectuels, comme pour canaliser et détourner la force de ce qui demeurerait autrement une expérience privée ? Sans doute. Mais cette démarche correspond aussi à une logique artistique présente d’emblée dans cette expérience ( et qui fait donc contrepoids à la pure sidération, et à l’opposition peut-être simpliste que nous étions tenté de maintenir entre une expérience « pure », pré-artistique, et son passage ultérieur dans l’œuvre). Dès le début, l’expérience est celle de la tension entre la réalité (de l’action, du temps, de l’usage) et son « abstraction » (la latence). Tout l’effort de Ghislaine Vappereau consistera à faire passer cette tension dans l’infra-mince qui sépare tableau et bas-relief, l’objet et son « ombre » géométrique, sa projection virtuelle, l’effet de rapprochement ou d’éloignement par rapport à un fond, et surtout par rapport à un regard qui, en cherchant sa place dans cette scénographie, en devient l’acteur principal.

Il y a là une analyse brillante de l’état de l’objet dans le tableau et dans l’espace aujourd’hui, et de ses rapports tant au réalisme qu’à l’abstraction. C’est aussi l’exemple d’une intuition et d’une fiction personnelles qui ont su renoncer à l’anecdote et à la théatralisation pour trouver une traduction dans le champ de l’esprit et des signes.