De l’abstraction dans les choses, Sophie Eloy et François Michaud, 2023

On ne pense pas assez aux cuisines, aurait probablement pu écrire Georges Perec dans Espèces d’espaces (1). Est-ce parce que la cuisine est le lieu de l’activité féminine par excellence ? Le lieu du domestique – donc négligeable ? Ce n’est suffisant, ni pour en faire un sujet, ni même pour l’effacer. Ainsi que l’a, en vérité, écrit Pérec dans le chapitre intitulé « l’appartement » : « Une cuisine, c’est une pièce dans laquelle il y a une cuisinière et une arrivée d’eau » (2). Ghislaine Vappereau s’est emparée de ce presque non-sujet autour de1980. Elle a fait siennes les dimensions symboliques du mot devenu l’objet de son travail : à la fois espace (celui du trivial, de l’ordinaire) et art de préparer les aliments, donc d’une forme d’alchimie… 

Ainsi, lorsque nous parlons de la cuisson des plats, celle-ci peut s’entendre aussi bien de leur confection, par la cuisson des ingrédients, que de la cuisson des plats eux-mêmes, des récipients. La métamorphose presque miraculeuse de la terre molle, boueuse, en céramique immaculée, par l’entremise du feu prométhéen, rappelle l’autre transmutation dont la « cuisine » est aussi la définition : la transformation des produits de la terre en mets que l’on déguste et dont on se plaît, au cours des repas, à détailler les propriétés comme les recettes. Au sein de la « cuisine » ou du « sentiment de cuisine » comme le dit Vappereau depuis qu’elle s’est approprié ce sujet, deux registres s’entremêlent en permanence, sans qu’on prête attention à leur différence autrement que par le contexte, qui fait pencher le signifié d’un côté ou de l’autre. Or, l’artiste s’ingénie à relier ces termes antinomiques par la pratique de la céramique, indissociable de sa manière d’investir nos cuisines pour en donner une traduction dans laquelle nul n’a sa place : un espace auquel l’accès est désormais interdit à ses occupants naturels, qu’ils soient – pour parler la langue de notre enfance – fin cuisinier ou ménagère. Ce ne sont plus des lieux ; personne n’y a sa place. Ils sont réduits à un espace presque bi-dimensionnel : le relief, à défaut de véritable volume, insinue le trouble sur la nature de ce que l’on voit et qui, malgré les éléments arrachés à la réalité, s’échappe du côté du simulacre. 

Une fois passée cette question du choix de la cuisine comme sujet ou point de départ, voire comme le siège d’une activité sacrée et secrète, donc en partie impure, il y a la forme, peut-être plus signifiante. Ghislaine Vappereau construit une relation particulière au réel par la composition et la couleur : de la peinture, pourrait-on alors imaginer. Il s’agit en fait de sculptures qu’elle pense d’abord dans l’espace à l’aide de petites esquisses de carton léger, pliées, incisées et emboîtées pour expérimenter leur équilibre. Sa sculpture s’approprie le vocabulaire de la tradition du cubisme : décomposition, diversité des points de vue et introduction d’éléments réels. Les objets, qu’elle récupère, sont mis en pièces et ramenés à une frontalité à laquelle habituellement ils échappent. Le jeu entre une composition maîtrisée et des détails spontanés, pleins d’une fantaisie formelle et colorée très musicale, l’inscrivent dans la lignée d’artistes qui, de Fernand Léger à Stuart Davis, ont une relation très libre bien qu’essentielle au cubisme. Cela, l’artiste ne l’oublie jamais en ce qu’elle analyse avec obstination la scène, la séquence du film mais aussi l’espace, le plateau, sur lequel la pièce de théâtre est performée. Elle décrit son travail aussi précisément que celui de la cinéaste Chantal Akerman lorsqu’elle évoque le film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles : « Dans le film, les allées et venues dans l’appartement, rythmées par le martèlement des souliers sur le sol, l’interrupteur qui allume ou éteint les pièces, nous confrontent à l’activité ménagère, répétitive, au plus près de sa durée réelle ». Le volume et l’espace sont décomposés en plans, puis recomposés en une sorte de paravent qui relate les pans d’un récit qui ne nous est pas accessible, en transforme l’espace, est lui-même transformable… Il est la chose et l’idée de cette chose, ainsi que sa représentation. C’est une forme conceptuelle qui conserve pourtant beaucoup de liberté dans sa manifestation.  

De même que Jean-Philippe Toussaint écrit « l’instant précis où Monet entre dans l’atelier » (3), l’étirant, le dévidant page après page en un flot détaillé et subtil, l’œuvre de Ghislaine Vappereau semble développer à l’envi un plan (cinématographique) défiant la représentation : une cuisine qui n’en est pas une, déployée comme un broc sur une table dans une peinture cubiste. L’artiste décrit chacune de ses pièces comme « raccourcie [et ramenée] à une décomposition de plans ; chaque sculpture évoque une machinerie théâtrale qui présente le décor du quotidien et ses coulisses. Par jeu de combinaisons de plis, et de charnières, elle se déplie et tangue au gré des panneaux colorés qui s’ajustent et s’équilibrent » (4). Le trouble du spectateur est comparable à celui qu’il ressent devant le film d’Akerman. Les premières minutes livrent l’image d’un éternel présent – ou de l’éternel retour d’une scène dont l’occupante des lieux tient le rôle principal. Pourtant, sa présence paraît d’emblée plus que discutable. Ce n’est pas à proprement parler en locataire qu’elle se comporte, mais plutôt en hôtesse, en maîtresse de cérémonie : une maîtresse de céans dont Vappereau, lorsqu’elle nous en parle, ne nous livre pas immédiatement la nature – tout comme Akerman elle-même n’en montre que les traits essentiels, retirant tout accessoire. Est-elle prostituée ? Pas de preuve irréfutable, seule l’inquiétante étrangeté d’une relation entre un homme et une femme un peu trop familière pour ne pas être intime – et cependant suffisamment distante pour effacer au même moment ce qu’elle nous paraît comporter d’évidence. Alors, tout autour du personnage que joue Delphine Seyrig, un univers à la fois bizarre et quotidien se déploie, ou se déplie. Tel est le geste choisi par l’artiste : comme on replie un décor au théâtre, ce que la sculptrice nous montre ne saurait être un espace habitable, euclidien. A peine sortons-nous du plan. 

La dimension tout à fait artificielle des pièces provoque chez le spectateur une expérience d’exacerbation de la réalité où, par le simulacre, l’artiste impose sans discours l’évidence d’un monde au féminin. C’est un espace enclavé entre des réalités distinctes qui le parcourent : l’univers domestique de la cuisine, dans lequel on se tient à l’écart, et l’intrusion – comme dans le film – de l’homme dans ce monde clos, tôt effacé. Or, si nous évacuons de ce lieu toute présence, en le rapprochant du mur – tel une peinture ou un relief, comme on l’a vu – nul ne peut plus se tenir dans ce monde à la troisième dimension écrasée comme sous l’effet d’une pesanteur colossale, de celle qu’on trouve sur des planètes géantes. La magie dont Ghislaine Vappereau nous enveloppe a changé notre univers orthonormé en une figure extra-terrestre : nous voilà projetés hors du monde commun, peut-être comme le voulait Marcel Duchamp rêvant de la quatrième dimension. N’oublions pas la définition qu’il emprunte aux mathématiciens : de même que la projection d’un objet tridimensionnel, opérée par la lumière, est une forme bidimensionnelle (une ombre), notre monde à trois dimensions est le résultat d’une projection inconcevable – celle d’un monde à quatre dimensions. Tel le Grand Verre, la cuisine de Ghislaine Vappereau est la représentation à jamais recommencée d’une fuite hors de tout espace fini. Nous sommes ailleurs – nous, c’est-à-dire les spectateurs de cette scène singulière, dans laquelle nous contemplons le détournement de tous nos moi antérieurs, notre finitude enfin vaincue, notre altérité dévoilée. Nous ne sommes plus dans la cuisine, jamais nous ne pourrons à nouveau y rentrer, mais nous n’écrirons pas le mot « fin » pour autant, trop heureux de contempler, complices, ce que nous pourrions jadis avoir été.

  1. Dans Espèces d’espaces, 1974, éditions Galilée, Georges Perec écrit, p.54 : « On ne pense pas assez aux escaliers ».
  2. Ibid., p. 41.
  3. Jean-Philippe Toussaint, L’Instant précis où Monet entre dans l’atelier, 2022, Les éditions de Minuit. 
  4. Correspondance de Ghislaine Vappereau avec Sophie Eloy et François Michaud, été 2023.