Faire Maison : entretien avec Éric Degoutte, Les Tanneries, CAC Amilly, 2022/23

FAIRE MAISON

Au terme de l’exposition qui fut visible dans « La petite galerie » du 25 juin au 28 août 2022, l’artiste Ghislaine Vappereau et Éric Degoutte, directeur et commissaire, reviennent sur l’exposition, soulignant comment l’approche de l’artiste, à l’orée du lieu, en écho avec ses engagements artistiques, a su remarquablement construire, dans le cadre d’une expérience sensible, les conditions de visibilité suggérées qui marquent l’intégralité de son parcours et trouvent, là, des axes de prolongement prometteurs.

ED / Ghislaine, parle-nous du « lieu » dans lequel tu as fait exposition…

GV/ En tant que sculpteur, j’ai toujours apporté une attention à l’espace d’exposition et sa configuration, en prévoyant le déplacement du spectateur, les successions de points de vue sur les sculptures. Cette démarche déroule une méthode d’approche perceptive et maintient un état d’alerte intellectuel. Cette salle d’exposiion, » la petite galerie » que je connaissais bien pour l’avoir déjà visitée, m’a toujours embarrassée dans ses proportions, tant la relation à ses volumes est troublante. Ce trouble a réveillé le souvenir d’une sculpture de Bruce Nauman house divided située dans un parc qui entoure une université de Chicago.1 Les sculptures sont installées dans une vaste prairie plate et s’aperçoivent de loin avant qu’on ne puisse les approcher. Aussi celle de Bruce Nauman entretient déjà à distance une ambiguïté : on perçoit une silhouette de maison qui s’apparente à une construction rurale typique des fermes du Middle West : un volume simple, un parallélépipède et deux pans de toits inclinés moulés dans du béton. Pendant le temps de marche, le regard et le cerveau se seront préparés à la perception du volume intérieur, que les ouvertures laissent deviner. Et là, quand on franchit le seuil, c’est la stupeur. Un vertige s’empare de vous. Un mur en béton du sol au plafond divise la pièce en deux dans sa diagonale. Une moitié du volume nous est refusée, confisquée, provoquant un déséquilibre dans une expérience qui se joue de la relation représentation et perception visuelle /kinesthésique. On retrouve dans cette sculpture, les expériences menées dans la série des corridors. Bruce Nauman dans ces travaux développe des questions de distorsion entre perception et expérience qui mettent à l’épreuve sa propre physicalité.
Les propos tenus par Bruce Nauman en réponse à une question concernant les corridors décrivent cette réception, ce malaise. « La chose la plus importante est la tension, la manière dont on se confronte à une situation. Je voulais créer une situation qui nous mette face à un dilemme, qui nous fasse osciller entre deux manières de se confronter à l’espace et qui, en même temps, ne vous en laisse pas vraiment la possibilité.2 »

ED/ Très tôt dans nos échanges, tu as mis en avant cette perception sensible des volumes de la Petite Galerie, la déterminant comme cadre d’une expérience singulière que tu souhaitais investir et prolonger, ne prétendant pas « corriger » cette impression mais au contraire dialoguer avec elle, puiser dans l’idée d’un sol se dérobant, pour travailler à une forme de basculement qui structurerait ta proposition pour mieux prendre place dans ce « lieu ». Cette posture fait écho à ton questionnement artistique quant aux conditions de perception des corps (individuel et social), ce par quoi se construisent des visibilités, pour l’un comme pour l’autre, mais aussi, de l’un sur l’autre et réciproquement.

GV/ De ce fait, ma décision a été de révéler le trouble provoqué par les rapports de proportions, en scindant la galerie en deux espaces et d’amplifier ce malaise pour convoquer une tension, et entretenir un dilemme. La profondeur de la première partie de la salle, déjà peu large, a étélimitée par une grande construction formée de neuf panneaux recouverts de stratifiés colorés (environ 310 x 153 cm chacun) montés sur charnières et articulés comme un paravent. Le spectateur contraint par l’étroitesse de la galerie ne peut voir la construction d’un seul coup d’œil.
Si la référence faite à Bruce Nauman apparait à l’origine de ce projet, c’est parce qu’elle assume cette présence physique de l’œuvre, sa troublante « monumentalité « par rapport à l’espace de la galerie. Le titre Faire Maison au-delà du clin d’œil « fait maison » assume le caractère « fabrication » de la sculpture comme une machinerie de théâtre et renoue avec les références domestiques tout en insistant sur la fiction propre à la perception, constante négociation avec le réel pour faire image et faire sens.

ED/ Dans l’enjeu de basculement qui nous préoccupait, la question du trompe-l’œil – d’où l’idée de machinerie théâtrale – est venue s’articuler à la situation de vision contrainte que l’espace de la galerie imposait, et d’abord comme levier pour faire émerger des visibilités attendues. 
Les sculptures/plans se sont alors « dépliées » dans l’espace : là où elles étaient encore dans un rapport au déconstruit/reconstruit né de l’héritage d’un collage pensé dès son origine comme possibilité de donner « plus à voir », notamment en recomposant – et concentrant – les multiples facettes d’une table ou d’une chaise, ta décision fut d’envisager d’aller au-delà de leur dimension objectale et mobilière, en s’ouvrant dans un rapport « immobilier », renouant peut-être avec tes premières intentions, installations, dans le pari d’y laisser poindre une autre forme d’architecture propice à l’expérience. 
Ce faisant tu as trouvé là – il me semble – les conditions de « faire maison ». 
Je fais ici référence au titre, mais aussi à la possibilité pour toi de faire maison dans la « Grande Maison » de l’histoire de l’art – ta pratique est « meublée » de ses réalités – et par cela d’ouvrir le champ du pli de ce qui fonde – nous le précise Gilles Deleuze – nos « lois », nos « lieux » et tout « ce qui a lieu ».3
Habitée de l’expérience pensée de Bruce Nauman, le déploiement formel et artistique sert donc aussi à faire percevoir « en creux », dans la dérobade de ce qui semble être, une autre réalité ; et là se situe toute la pertinence du « basculement des mondes », qu’il opère par le raccourci – cette forme tronquée d’une représentation pour mieux (pré)tendre à la réalité d’une perception – dans le champ de la peinture ou par les usages du langage théâtral. 
Faire maison est en cela un prolongement pragmatique au sens « goffmanien » 4 du terme – ce que sont tous nos héritages finalement – et s’inscrit pour cela dans une pratique – la tienne – qui est une réelle prise en compte des formes de vie qui, dans l’écart même inhérent à leur possible, sont, seront ou seraient les nôtres au seuil des maisons possiblement communes (l’histoire, l’oeuvre, le visible).

GV/ Cette construction Faire Maison amplifie en effet à l’échelle de cette galerie une synthèse de convergences formelles qui se retrouvent ici magnifiées. La construction de cette sculpture développe des principes déjà en place dans mes précédents travaux. Elle porte en mémoire les « installations » de cuisine (1976-1983) qui se présentaient de façon plus scénographique. Composées d’équipements défectueux -réemployés-, ces « installations de cuisine » en prolongeaient le potentiel symbolique et poétique et en soulignaient l’inscription politique. Simples témoins de nos pratiques quotidiennes, de nos conventions secrètes, elles révèlent la complexité de l’histoire d’une société, d’un patrimoine culturel. La référence aux codes assignés à chaque posture individuelle dans un comportement social analysés par Irwin Goffman est ici déplacée vers l’environnement de notre habitus, étendue à une communauté d’expériences.
La théâtralisation outrée accentuait le caractère parodique de ces installations qui pointaient les habitudes sociales, en une analyse anthropologique5.
Faire Maison s’appuie aussi sur les expérimentations que j’ai menées autour des bas-reliefs (dés 1983) où un basculement perspectif raccourcit et réduit la profondeur à une frontalité en repérant par des signes formels l’espace domestique.
Ces éléments seront repris par pliage et découpages dans des livres à systèmes, pop-up (1998 – 2009-2011.) ou des sculptures en métal (2011-2020). Le pli est le principe le plus simple et le plus efficace pour développer une surface dans l’espace. Telles les sculptures/plans (2019-2020) qui développent un plan par jeu de combinaisons, de plis et de charnières. Ces expérimentations prolongent à une échelle humaine, les recherches menées sur des collages, maquettes et systèmes papiers (pop-up). 
L’œuvre faire Maison s’articule effectivement à l’échelle du lieu autour d’une poutre en béton et se déploie en un mouvement qui tangue s’équilibrant et se déséquilibrant au gré des plis laissant émerger des proéminences qui habitent trois tableaux. En effet, en conséquence des plis et par des systèmes ingénieux, des volumes se détachent du fond pour illustrer davantage la scène. L’oeil se laisse entrainer par l’invraisemblance de ces tableaux colorés. Le vocabulaire du théâtre est ici plus approprié. Ces tableaux évoquent des scènes domestiques, proches de l’imagerie naïve telles que l’évier-placard, la table éclairée sous une lampe, l’étagère négligée. 
Des nuages énigmatiques se substituent à des ombres. Et rien n’est plus délicieux que d’y glisser des références artistiques (Fernand Léger, Pablo Picasso, Giorgio Morandi, Marcel Duchamp, etc ..) comme un portrait de famille.Espace ouvert qui se serait développé au rythme des plis, comme une pensée se développe au gré de l’analyse.
On comprend dans cette énumération que cette construction sculpture/plan n°5 Faire Maison se situe dans une lignée de travaux qui interroge la relation entre la perception visuelle et la perception kinesthésique. Elle se joue d’un trouble qui repose sur des dualités : basculement constant des deux aux trois dimensions, moment arrêté à la fluidité du temps, passages de la reconnaissance à la dénégation, signe et matériau. 
Elle nous confronte à des réflexes de reconnaissance et d’identification, ancrés dans une mémoire personnelle et collective. 
Au retour, quand on se dirige vers la sortie, le dos de la construction se révèle composé de de contreplaqué, de charnières, de verrous attestant de l’artifice de la construction comme un décor de théâtre dont on découvre l’envers.

1 1983 / Nathan Manilow Sculpture Park, Governors State University, University Park, Chicago Southland, Illinois

2 Entretien entre Michele De Angelus et Bruce Nauman, réalisé chez l’artiste à Pecos, Nouveau Mexique entre le 27 et le 30 Mai 1980, in catalogue Bruce Nauman Edition Centre Georges Pompidou, Paris 1997 P.128

3 « Il s’agit toujours de plier, déplier, replier » (p. 189) in Le Pli. Leibniz et le baroque – Gilles Deleuze – Les Edition de Minuit, 1988.

4 Les cadres de l’expérience – Erwin Goffman – les Éditions de Minuit – 1991.

5 « Nous sommes induits en erreur lorsque nous pensons que les chaises nous offrent la possibilité de nous assoir, alors que ce sont les chaises qui nous dictent de nous assoir, plutôt que disons, de nous accroupir. C’est à tort que nous imaginons que la table résout le support de la boite, de la cruche, des bols et de la cuillère, alors que c’est seulement à cause de la table que nous avons placé ces objets à cette hauteur, plutôt qu’à hauteur du sol. Manipuler des cuillères, s’assoir sur des chaises et manger à une table, sont des compétences corporelles dont la maitrise demande plusieurs années d’exercice. Elles ne nous rendent pas les choses plus faciles. » Tim Ingold, Faire, Anthropologie, Archéologie, Art et Architecture, Editions Dehors, 2017 p. 142