La cuisine, le point de vue, Ramon Tio Bellido, 1985

Sans nul doute, les « cuisines » de Ghislaine Vappereau se présentent comme telles, mais elles sont bien davantage aussi.

Il y a la une intention à infirmer une reconnaissance, il y est déjà question d’un trouble, que Ghislaine Vappereau qualifie elle-même de « sentiment de cuisine ».

Un tel sentiment implique la permission du geste créateur à informer bien au-delà de la seule présence de matières, de ces objets ou de ces éléments qui contiennent en retour la charge émotionnelle qui a présidé leur choix.

Ce sentiment invalide de suite l’ordre d’une collection, il n’est pas question ici de nostalgique nomenclature ou de l’absurdité impensable d’une quelconque ethnographie.

Les « cuisines » en question sont d’un tout autre ordre, parce qu’elles se présentent dans l’ordre singulier d’un agencement, d’une fabrique qui en font la conjonction évidente d’une œuvre d’assemblage et d’une œuvre dramaturgique.

C’est de cet arrangement, de cette reconstruction que proviennent ce sentiment de poésie ce discours sensible, un espace de fiction, un point de vue particulier, comme peut l’énoncer d’emblée une « perspective ».

Et d’ailleurs, les premières « cuisines » qu’a confectionnées Ghislaine Vappereau étaient-elles tenues à distance, dans une relation de vision où s’emphatisait un lieu clos – celui de l’expérience visuelle et tactile – que soulignaient un éclairage, la ponctuation de certains éléments entre eux, le rythme d’une dominante colorée (la « cuisine jaune », la « cuisine blanche » ). Bien sûr ne peut-on ignorer la tangible destitution des objets, ces traces d’érosion, ces formes ébréchées, les charnières disjointes, qui sans aucune symbolique s’imposent comme un « recyclage artistique ».

Ce n’est pas innocemment que l’on évoque ici un des préceptes des artistes « pop » et nommément la pensée de Rauschenberg. Mais là où celui-ci se contentait de réclamer la nécessité d’introduire de la réalité dans l’art, de rapprocher au plus près ces deux termes antinomiques, Ghislaine Vappereau procède dans un déplacement où l’objet, la « cuisine » n’est que le reflet, c’est-à-dire le concept ou la quintessence, de ce qu’il désigne.

Sans doute n’est-il plus l’heure dans ce cas de solliciter la réalité comme une possible syntaxe qui relèverait de la signalétique, comme la capitalisation démonstrative des propriétés matérielles et sensibles de cette réalité. Celle-ci est devenue factice, ou plutôt, prétexte, et ce dont il s’agit avant tout est bien de « placer un certain nombre d’éléments dans un ordre déterminé – comme l’on assigne une place exacte aux figures sur un damier de jeux pour livrer un commentaire à chaque fois différent et irrécusable.

Cette résolution de mise en page, et donc de lecture, trouve confirmation dans la sollicitation chaque jour plus importante que Ghislaine Vappereau accorde aux carrelages et aux décors géométriques. Ceux-ci jouent de plus en plus le ton sur ton, ils solidifient et homogénéisent l’espace qui enserre l’idée physique de la « cuisine ».

Et force est de constater que ce fond œuvrant comme butoir nous renvoie à la question fondamentale d’une « perspective » et d’un « point de vue’.

C’est en toute logique que les objets vont s’accoler davantage sur ce support, s’y aplatir. Mais si le fondement de cette fiction se constituait au préalable sur une tension, le commentaire aujourd’hui prend le parti plus douloureux et néanmoins légitime d’une distorsion.

Les scénographies muettes et graves qu’induisaient les premières installations, où tout l’agencement aidait à une aspiration, à une focalisation dramatique vers un intérieur ou un écran  physiquement inatteignable doit alors se retourner, se renverser, pour conserver toute sa charge dramatique.

Dès lors que les objets semblent libérés d’un espace, en surgir et approcher le danger de leur préhension, la contrainte de leur dislocation, devient nécessaire, en gauchissant leur point de vue, en inversant leur logique perspectiviste, qui les habille encore d’une dénomination, les maintient toujours dans un statut différent. Peut-être est-il impossible d’appliquer ici des catégories telles que sculpture ou bas-relief, ou le désir d’une certaine bi-dimensionnalité qui aurait des affinités précises avec un devenir de peinture ?

Certes Ghislaine Vappereau « fabrique » elle-même ses damiers, ses pastiches de nappes et de carrelages sur lesquels s’ordonnent toujours tables, chaises et tabourets; certes ces assemblages ne se maquillent plus dans des coloris ambiants, dans des camaïeux subtils, et ils se montrent avec une toute autre crudité. Certes, il y aurait là davantage de picturalité, comme si les objets, perdant leur volume, regagnaient leur couleur. (Mais quoi de plus artificiel et arbitraire que la couleur d’un objet ?).

De fait, ce que Ghislaine Vappereau poursuit ici est encore ce « sentiment » de cuisine, sa représentation, elle échafaude encore une mise en scène, une spéculation visuelle, qui, connaissant l’importance du point de vue, prouve de manière sensible les conditions de son spectaculaire.

Ramon Tio Bellido